Vingt-quatre heures de la vie d’un socialiste
par
Publication : mai 1977
Mise en ligne : 18 mars 2008
Distribuant en abondance de chauds rayons qu’une atmosphère
très pure ne privait plus de ses composants bénéfiques,
le soleil réveilla Jean- Marc. Après avoir lu sur le mur-écran
de sa chambré les dernières nouvelle de la nuit et le
programme des activités de loisirs prévues pour la journée,
il interrompit la projection de la T.V. par câblé, et se
leva. Sur la terrasse-jardin où chaque matin il assurait sa mise
en forme physique, il s’attarda quelques minutés pour contempler
la ville. D’un océan de verdure surgissaient les grands immeubles
en formé d’X dont la croisée des branches contenait le
tunnel réservé aux circulations automobiles, mécaniques
et piétonnières, chacune de ces branches supportant des
logements conçus comme les marches d’un escalier, chacun avec
son jardin suspendu sur le plafond du niveau inférieur.
Toilette faite et petit déjeuner avalé, Jean-Marc rangea
l’uniforme du corps de police qu’il avait revétu la veille. Ç’avait
été son troisième et dernier jour, pour le mois
en cours, où il avait rempli cette forme de service social volontaire,
inspiré du système de l’armée suisse. La police,
en effet, n’était plus assurée qu’en partie par des gens
de métier, la désaffection où était tombée
cette profession au moment de la révolution en ayant sensiblement
tari le recrutement. Et le besoin de professionnels aguerris ne s’était,
depuis, plus fait sentir puisque les principales raisons de la délinquance
avaient disparu : le revenu social avait supprimé la recherche,
à tout prix, du pain quotidien, l’acquisition facile de tout
bien désirable écartait l’éventualité d’une
prise violente, la sérénité de la vie sociale excluait
tout risqué d’affrontement, soit entre les classés, qui
avaient disparu, soit entre les factions, qui n’avaient plus de raison
d’être. La prostitution avait elle aussi disparu, prouvant que
les femmes ne s’y adonnaient pas par vice comme l’avaient toujours soutenu
les esprits forts des temps passés, mais par nécessité
et par peur de leurs souteneurs. Ceux-ci étaient comme tous assurés
de leur subsistance, et l’espèce s’était éteinte.
Seul demeurait donc un corps de police de méfier, chargé
d’assurer la sécurité du pays sur le plan des relations
extérieures (contrôlé aux frontières, aéroports,
etc.). Miliciens périodiques ou policiers à plein temps
disposaient d’un armement excluant la possibilité de tuer. Des
bombes soporifiques, des flèches anesthésiantes permettaient
la mise hors de combat, sans risque, des individus dangereux. Encore
ceux-ci ne disposaient-ils plus d’aucune espèce d’arme à
feu, la fabrication et la distribution en ayant totalement cessé,
au grand dam des chasseurs qui exterminaient toujours, mais sans bruit
et sans douleur pour leurs victimes.
Vetu d’un « jean » et d’un blouson de cuir (on était
en pleine mode rétro), Jean-Marc descendit jusqu au tunnel de
circulation, monta sur le siège individuel d’une chaine progressant
à petite allure et après deux changements, parvint à
l’agence d’architecture dont il faisait partie. Le travail d’équipe
le passionnait et l’amour de son métier l’incitait à prolonger
bien au delà des horaires légaux sa présence à
l’agence. Nulle autre compensation ne l’y poussait, le revenu d’émulation
ayant été abandonné depuis trois ans cela dans
tout le pays, et seule la recherche était sa vraie récompense.
Arrive le premier, il ouvrit le « bruiteur », machine à
musique et à bruit différente des modèles traditionnels,
et qui servait à dissiper de temps en temps le silence total
qui était devenu la régie partout, mais dont les médecins
redoutaient les méfaits à I’égal du bruit abusif.
La porté s’ouvrit, et un militaire apparut. C’était Pierre,
son meilleur ami, un des derniers représentants de l’armée
puisque celle-ci allait être supprimée. L’équilibré
de la terreur nucléaire avait tait place à l’équilibré
économique planétaire, et le monde ne connaissait plus
les raisons de conflits internationaux. Seuls subsistaient et subsisteraient
encore des affrontements de caractère racial ou tribal, qui n’inquiéteraient
plus les nations évoluées. On conservait, à proximité
des points chauds, des contingents de « casques bleus ».
Pierre était en permission pour l’enterrement de son grand-père
disparu à l’âge de 107 ans, par euthanasie. Importé
des Etats-Unis, ce processus était devenu légal en tant
que répondant au voeu écrit de l’intéressé
au temps de son intégrité physique et mentale, en présence
d’un homme de loi assermenté, et accompagné de l’aval
du médecin traitant et des collatéraux en ligne directe.
Aucune autorité spirituelle ou politique n’avait fait obstacle
à cette disposition qui répondait bien à l’une
des formes de libération apportées par la révolution.
Cette libération des cerveaux avait d’ailleurs déclenché
une croissance des besoins de spiritualité, qui trouvait ses
voies dans un renouveau des religions comme dans un affinement de la
librepensée. Les vérités révélées
des religions prérévolutionnaires avaient fait place à
une expression plus large et plus libérale de la conception du
divin et parallèlement les sociétés de pensée
avaient vu s’accroître sensiblement un recrutement qui touchait
tous les âgés et toutes les couches de la population. S’en
était suivi un essor prodigieux de la construction des temples
et lieux de culte, objets des recherches toujours plus neuves des concepteurs
et des constructeurs, et d’une exécution toujours plus raffinée.
Tous les moyens d’expression y trouvaient de nouveaux terrains et une
diversité plus grande des réalisations dans ce domaine
s’ajoutait aux recherches constatées dans les bâtiments
publics et d’habitation, comme aussi dans les ouvrages d’art dont chacun
se voulait un chef-d’oeuvre.
Longtemps ignorés du plus grand nombre, les noms des artistes
étaient devenus aussi connus que l’étaient ceux des anciennes
vedettes des variétés et du sport, et qu’il s’agit des
arts plastiques ou de l’architecture, du théâtre ou de
la littérature, toute novation faisait l’objet des commentaires,
passionnément discutés par chacun, de critiques autorisés
toujours plus nombreux et mieux documentés. Ainsi se précisaient,
se développaient les enseignements enfin dispensés par
l’Ecole et l’Université, dans l’enthousiasme général
nourri aux sources de l’homme nouveau.
Les deux amis convinrent de se retrouver le lendemain à 16 heures
à l’agora Jacques DUBOIN, centre de rencontres et de loisirs
du quartier, et qui groupait, autour de l’aire centrale ombragée
où l’on « prenait un verre », espaces scéniques,
audiovisuels et de musique, bibliothèque, centre de voyages et
de loisirs. Ils y rencontreraient le frère de Jean-Marc, fraiseur
chez CIPEUGNAULT (réunion des 3 firmes automobiles) qui leur
relaterait son récent séjour à BREJNEVGRAD, et
le passage de ce rideau de verre que l’on franchit desormais dans les
deux sens et sans contrôle. Il leur raconterait aussi son passage
en Cour de Justice, mais à titre de juré, pour une affaire
de moeurs. C’était un des rares motifs de subsister qu’avait
la Justice, à laquelle ne s’offraient plus de différends
commerciaux, d’intérêts publics ou privés, de crimes
de droit commun, devenus de plus en plus rares. De même les divorces
ne portaient plus sur des intérêts matériels, les
unions libres offrant d’ailleurs les plus larges possibilités
et le soin des enfants étant toujours, en cas de difficultés,
assuré par (’Etat dans des villages d’enfants basés sur
le principe des kibboutzs.
Sorti de l’agence plus tôt que d’habitude, Jean- Marc se dirigea,
à bicyclette cette fois, ces engins stationnant partout à
la disposition des amateurs, vers le stade où il devait jouer
un match interprofessionnel de hockey sur gazon, sport rapide, précis
et clair. L’équipe adverse était composée de quinquagénaires,
prouvant à la fois que l’activité professionnelle n’était
pas autoritairement limitée par l’âge, et que le sport
était pratiqué jusqu’à la limite médicalement
permise. N’étaient plus qualifiés de sportifs les lecteurs
de journaux spécialisés, les turfistes ni les spectateurs
des stades ou de la télévision I Avant de rentrer chez
lui, Jean- Marc s’arrêta au bibliobus où il choisit deux
livres de science-fiction et deux livres de philosophie, gratuits bien
entendu, et fit un rapide marché. Recevant ce soir-là
sa tendre amie, il prit une boîte de thon d’une valeur de 33,50
F, dont le collectif de base de son quartier avait suggéré
l’approvisionnement par le Magasin Central. Il s’acquitta à l’aide
de billets de consommation qu’il composta lui-même pour les annuler,
avant de les remettre au distributeur-contrôleur. Cette valeur
relativement élevée s’expliquait par l’absence totale
pendant 5 ans de ce poisson que la pollution mercurielle avait rendu
impropre à la consommation, et qui revenait, si l’on peut dire,
à la surface depuis les mesures antipollution des océans
appliquées très fermement par les nations riveraines.
Il choisit ensuite 7 roses chez le fleuriste, et remonta chez lui où
il ouvrit à la fois le bruiteur et l’aspirateur automatique de
poussières, aussi silencieux que son moulin à café.
Car il adorait le café, « sa seule drogue », aimait
à dire ce sportif dont la fierté était une affiche
anti-tabac sortie de ses mains de fin dessinateur (on avait abandonné
le terme désuet de designer).
Après un arrosage rapide de la végétation sur son
jardin-terrasse, il se consacra à l’art qui faisait maintenant
la joie des garçons, et le délice des filles : la cuisine.
La fraîcheur et la qualité des produits, leur extraordinaire
variété, les recettes apprises au cours des nombreux voyages
que permettait la civilisation nouvelle, avaient fait de cet art l’un
des plus recherchés et l’on discutait, entre hommes, de la plastique
du dernier stade construit tout en préparant une fondue bourguignonne,
avec ses sauces multiples et raffinées. Ce soir, le caviar serait
gris, de la Caspienne, gratuit lui aussi depuis que notre champagne
coulait dans les gosiers des Iraniens comme leur pétrole avait
coulé dans nos pipe-lines.
Le dîner fut interrompu par un appel à la jeune amie, sage-femme
de son état. Une urgence l’appelait à la maternité
de son quartier, et ils regrettèrent tous deux, une fois de plus,
que la révolution n’ait pas su, pour la venue au monde des hommes
et des femmes, simplifier les choses comme elle l’avait fait pour leur
vie.
Jean-Marc ouvrit alors un des livres de science- fiction : « Le
meilleur des mondes ». Puis il tenta de s’endormir, sans somnifère,
d’autant qu’on n’en fabriquait plus. Il vit, dans la nuit brune, sur
les peupliers gris, la lune, et lui sourit.
Note de l’auteur.- On aimerait que tout ce qu’on vient de lire puisse concerner notre pays. Cela ne paraît pas possible car les Français ne savent pas que l’intérêt général doit l’emporter sur l’intérêt particulier, que le sens civique est la plus importante des règles de vie, que le foie n’est pas fait pour la cirrhose, le poumon pour le cancer, l’automobile pour le cimetière, et la femme pour la prostitution. Ce n’est qu’après que les autorités responsables auront établi et appliqué les programmes d’éducation, d’instruction, d’information nécessaires, que la femme et l’homme français « transformés » seront capables et dignes de bénéficier de la vie que nous avons tenté d’évoquer.