Où est le pouvoir
par
Publication : mai 1977
Mise en ligne : 18 mars 2008
Tout s’achète et tout se vend, dit-on. Et avec
quoi ? Un chèque, des billets, en un mot de l’argent. Celui qui
en a, peut tout se permettre et en gagner beaucoup ; celui qui n’en
a pas, n’a pas de quoi vivre. Dans notre société aussi
absurde qu’injuste, ceux qui n’ont pas de quoi s’acheter le nécessaire
sont sans cesse sollicités par des magasins débordant
de superflu.
Et qui détient le pouvoir de fabriquer cet argent dont tout dépend
? Ce n’est même pas l’Etat !
L’ORIGINE DES BILLETS
Sans remonter au Déluge, ni à la monnaie-
coquillage, souvenons-nous que naguère, toute transaction se
réglait en monnaie métallique, d’or pour les plus importantes.
Puis, comme le rappelle Jacques Duboin dans « Pourquoi manquons-nous
de crédits ? » [1] les billets, tels que ceux que nous
utilisons encore pour les achats les plus courants, furent, à
leur origine, des reçus remis par des orfèvres de la Cité
de Londres aux voyageurs prudents qui leur confiaient leurs pièces
d’or. Les Anglais en vinrent à les utiliser comme monnaie tant
il était certain que les porteurs de tels reçus pouvaient
à volonté, les échanger contre les pièces
d’or déposées.
Puis un beau jour un orfèvre futé s’avisa de fabriquer
de faux reçus. Ceci lui permit de réaliser un sérieux
profit puisque, évidemment, tous les porteurs ne réclameraient
pas en même temps l’or qui leur était dû.
Son exemple fut suivi par les autres orfèvres, puis par les banquiers.
Et c’est ainsi que sans même y prendre garde, les rois perdirent
leur monopole de battre monnaie.
L’expérience malheureuse de Law amena cependant le gouvernement
français, en 1803, à concéder à la seule
Banque de France le droit d’émettre cette monnaie, monopole qui
lui fut renouvelé jusqu’en 1945. Mais elle ne fut jamais tenue
de conserver un rapport entre le montant de ses billets et son encaisse-or.
L’émission de ses billets, d’abord libre, fut limitée
à partir de 1870 par un « plafond » fixé par
la loi (mais qu’une autre loi vient surélever si nécessaire !).
LA FIN DE LA MONNAIE-OR
Catastrophe, le 2 août 1914, des milliers de
porteurs réclament ensemble l’or correspondant à leurs
billets... Alors en TROIS JOURS, une révolution prodigieuse s’accomplit
en France : le gouvernement décrète le « moratoire
des dépôts » ce qui veut dire que l’exécution
des obligations est suspendue : les banques ne sont plus tenues de rembourser
en or les billets ! Et les autres pays suivent cet exemple. C’est ainsi
que le billet de banque cessa d’être une monnaie-marchandise et
perdit à jamais toute valeur intrinsèque.
Et, ô miracle, ceci permit de faire la guerre ! Il n’y aurait
jamais eu assez d’or pour payer les armements. Alors la Banque de France
émit les billets nécessaires.
Comme quoi, lorsqu’il s’agit de fabriquer des armes, on sait bien adapter
le système économique à cette évidente nécessité.
Mais lorsqu’il s’agit de permettre la consommation de la production,
on vous explique que les lois auxquelles est soumis le « Budget
» de l’Etat montrent que les Français vivent au-dessus
de leurs moyens !
Mais revenons aux billets de banque. Depuis 1914 leur volume ne cesse
de s’accroître d’une façon vertigineuse : en moins de 50
ans, il est passé de 11 à 3 930 milliards (357 fois plus
!) tandis que les pièces précieuses ont disparu !
LA NOUVELLE MONNAIE
Passons, car ceci, tout le monde le sait sans doute.
Mais ce qu’on sait moins c’est que malgré leur volume, ces billets
ne constituent plus aujourd’hui qu’une faible part des moyens de paiement
: 27% en France, à la fin de 1973 (et 10 seulement en Italie).
Alors que, aussi invraisemblable que cela paraisse, cette faible part
(ce quart pour nous) est la seule à laquelle la grande majorité
de nos concitoyens ont accès. Ils ignorent les trois autres quarts
pour la simple raison qu’ils ne les voient pas !
Posez à votre voisin la colle suivante : je dépose à
ma banque un million ancien, soit 10 000 francs, que j’ai économisé.
Quelle somme ce dépôt permet-il à ma banque de prêter
? Je vous parie (le gain du pari sera versé pour La Grande Relève)
que la plupart du temps la réponse qui vous sera faite sera une
somme inférieure ou, au mieux, égale aux 10 000 francs
déposés. Votre voisin pense qu’une banque, comme chacun
de nous, ne peut pas prêter plus qu’on ne lui a confié
et que ce sont les intérêts des prêts, qu’elle effectue
ainsi, qui lui paient son travail d’intermédiaire !
Quelle erreur ! Erreur grâce à laquelle on peut vous faire
croire tout ce qu’on veut sur les Nécessités de l’Economie.
Si vous déposez à la banque 10 000 francs, celle-ci fait
ce que faisaient les orfèvres de la Cité de Londres à
qui des voyageurs confiaient leur or : elle vous remet un reçu
(sous forme d’un compte en banque). Mais là encore, à
l’instar de l’orfèvre futé qui inventa le faux reçu,
elle fait l’équivalent de plusieurs reçus pour une même
somme. C’est-à-dire qu’elle alimente plusieurs comptes de crédit
estimant qu’on ne lui réclamera pas en même temps, comme
le 2 août 1914, tout l’argent correspondant à tous les
comptes qu’elle a ouverts. Elle se contente de conserver un rapport
minimum entre les sommes qui lui sont versées et celles qu’elle
prête. Toutes ces sommes, sans distinction, donnent lieu à
l’ouverture d’un crédit sur un compte bancaire, et constituent
les 3/4 de nos moyens de paiement, c’est la monnaie bancaire, ou monnaie
scripturale car elle n’est matérialisée que par un simple
jeu d’écriture : elle sortait naguère de la plume d’un
employé de banque, elle provient aujourd’hui, le plus souvent,
de la perforation d’une carte d’ordinateur. Et toutes les affaires se
règlent avec cette nouvelle « monnaie » . imagineriez-vous
acheter une voiture avec des billets ? Un chèque, une signature,
des chiffres qui changent sur deux comptes. L’affaire est réglée.
Suivons donc cette monnaie bancaire de sa naissance à sa mort,
à l’aide des 10 000 francs que vous avez déposés
tout à l’heure à votre banque. Ce dépôt vous
a valu, en plus de la considération (?) de votre banquier, l’ouverture
d’un compte crédité de 10 000 francs et la remise d’un
carnet de chèques. Mais en même temps ceci permet à
votre banquier d’ouvrir d’autres crédits, de créer 20
000 francs, par exemple pour financer la construction d’une usine. Supposons
que votre voisin Durand envisage de monter une entreprise ou de se faire
construire un appartement. A qui va-t-il s’adresser pour se faire prêter
l’argent qui lui manque ? A une banque. Et celle-ci lui ouvrira un compte
sur lequel Durand tirera des chèques pour payer un entrepreneur
qui, pas plus que lui, n’exigera de billets en paiement. Ainsi les 10
000 francs que vous avez déposés ont été
à l’origine de la création de toute pièce (si j’ose
dire) des 20 000 francs prêtés à Durand et il y
a maintenant 30 000 francs de moyens de paiement supplémentaires.
LE POUVOIR DE DECISION
Ouvrons ici une parenthèse pour souligner un
autre privilège des banques, tout aussi arbitraire qui choisit
de créer de l’argent pour aider Durand plutôt que Dupont
? Est-ce la collectivité, en comparant l’utilité de ce
que veut entreprendre Durand à celle de ce que propose Dupont
? Pas du tout ! C’est la banque qui choisit, après une enquête
faite sur des critères qu’elle établit seule et en toute
liberté, c’est-à-dire en fonction seulement de son propre
intérêt.
Revenons à notre exemple : Durand est le bénéficiaire
(?) du prêt de 20 000 francs ouvert par la banque, qui tient aussi
10 000 francs à votre crédit. Il ne faut pas se hâter,
à ce stade du raisonnement, de dire que la somme que vous avez
déposée ayant donné naissance à trois fois
plus de monnaie bancaire, cela explique « l’inflation monétaire
». Ce serait oublier que si la banque a ce privilège de
créer des moyens de paiement par un jeu d’écritures, elle
a aussi celui d’en détruire, par le même procédé,
lorsqu’on lui rend l’argent qu’elle a prêté. Seulement
voilà : elle exige plus ! En plus du remboursement du capital,
elle veut que lui soient versés des intérêts.
Durand a été averti que sa demande de prêt a été
acceptée. Avant de lui ouvrir un compte, son banquier exige des
garanties. Durand devra s’engager à rembourser dans un délai
fixé (court ou long terme) non seulement les 20 000 francs prêtés,
mais un intérêt. Par exemple, 1 600 francs (soit 8 %) au
bout d’un an. La banque inscrira 20 000 francs à son compte,
qu’elle annulera après remboursement, mais elle inscrira aussi
la promesse de rapporter les intérêts, qu’elle gardera.
Et à long terme, cela peut signifier le doublement à son
profit. On s’explique la prospérité des banques et le
développement de tant de succursales votre argent les intéresse
!
LE PROFIT-ROI
Quand Durand aura payé son entrepreneur avec ses 20 000 francs, il va falloir qu’il tienne sa promesse. Et comme, lui, il ne fabrique pas d’argent, il s’en tirera probablement en vendant plus cher sa marchandise, surtout s’il a déjà d’autres usines qui marchent. S’il n’y arrive pas, c’est la faillite. Pour lui bien sûr, car la banque n’y perdra pas : elle fera vendre ses biens et se paiera intérêt et capital. Mais comme ceci lui demandera quelques démarches, on comprend qu’elle choisisse de prêter... aux riches. Ainsi s’explique comment « l’argent amène l’argent » et comment ces lois capitalistes créent et augmentent l’injustice. Le régime de dettes dans lequel nous vivons, tout en favorisant l’inflation, consolide le pouvoir absolu des banques.
[1] Paru en 1961 aux Editions Lédis et encore disponible.