Un marché bien peu commun

Etranger
par  P. SIMON
Publication : avril 1977
Mise en ligne : 18 mars 2008

C’est aujourd’hui 25 mars 1977 le vingtième anniversaire du Traité de Rome par lequel les ministres des Six (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas) instituèrent la Communauté Economique Européenne (CEE) et la Communauté Européenne de l’Energie Atomique (EURATOM).
En janvier 1962, une Politique Agricole Commune vit le jour. Ses deux grands principes étaient la fixation chaque année de prix uniques à l’intérieur de la Communauté et une protection douanière efficace.
A deux reprises, en 1963 et 1975, une convention fut passée avec des pays du Tiers Monde (accords de Lomé).
En 1970, sur rapport de M. Barre (le même !) la CEE s’octroya un financement autonome et un fonds de soutien automatique de 2 milliards de dollars.
Sans nul doute, les intentions des fondateurs de la CEE étaient pures et généreuses. Vingt ans après, les réalisations obtenues laissent perplexe. A titre d’illustration voici plusieurs informations tirées de la très sérieuse revue britannique THE ECONOMIST dans ses numéros des 26 février, 5 mars et 12 mars 1977.
Le problème majeur de l’Europe verte est sans doute celui de ses excédents agricoles.
D’abord. les produits laitiers. L’année dernière, alors que la Communauté détenait déjà des stocks de 46 000 tonnes de beurre et de 437 000 tonnes de poudre de lait. les ministres ont accordé une augmentation de 7,5 % du prix du lait, encourageant la production mais décourageant la demande. Que les producteurs ne s’inquiètent pas ! La Communauté leur achète leurs produits au « prix d’intervention ». A ce titre, le fonds agricole a versé, en 1976. 1 200 millions d’unités de compte, monnaie conventionnelle en vigueur dans la Communauté en attendant une monnaie européenne. A titre d’indication. il faut environ 2 de ces unités pour acheter 1 kilo de beurre européen.
En janvier 1977, les stocks de beurre dépassaient 190 000 tonnes et ceux de poudre de lait un million de tonnes. Que faire de ces stocks  ? Les vendre sur le marché mondial ? Non, car le prix européen du beurre est environ 4 fois supérieur au prix mondial. Ou alors, on le vendra à bas prix et la Communauté versera la différence à l’exportateur. Grâce à ce système, les Russes viennent d’acheter, à grand scandale, du beurre européen moins cher que nous le pavons nous-mêmes. Pour apaiser les esprits on a décidé de ne plus leur en vendre. On va donc continuer à le stocker en entrepôts réfrigérés (il n’en coûte que 300 millions d’unités de compte par an et par tonne !).
Et si on le vendait au Tiers-Monde ? Eh bien, le Tiers-Monde ne s’intéresse qu’à la matière grasse du lait qu’il faudrait donc traiter, aux frais de la Communauté, avant de le lui expédier. Et les hôpitaux, et les écoles ? Ils sont acheteurs à bas prix, mais qui va payer la différence ? Faute d’action, les stocks de beurre s’éleveront sans doute à 350 000 tonnes d’ici la fin de l’année.
Ensuite le vin. La production croît de 2 1/4 %) par an mais la consommation diminue de 1 %, car les italiens et les Français, de loin les plus gros buveurs, lèvent moins facilement le coude. Pourtant, les surfaces cultivées n’ont guère augmenté, mais, grâce aux engrais et à l’irrigation les rendements, eux, augmentent. Quel plaisir d’apprendre que les versements du fonds agricole au secteur du vin ont été multipliés par plus de 12 entre 1973 et 1976, tant pour le stockage et le transport que la distillation.
Enfin, le sucre. Grâce à de fortes subventions son prix est maintenant le double du prix mondial. C’est pourquoi un produit de substitution, de 10 à 15 % meilleur marché, a vu le jour. C’est l’isoglucose, tiré du maïs et du blé, dont l’industrie est très prospère et qui donne satisfaction sauf qu’on ne peut le cristalliser. Ne me demandez pas pourquoi. Il ne reste qu’à se défaire des excédents de sucre européen en versant des indemnités aux exportateurs. Sans oublier qu’il faut bien laisser entrer quand même les importations de sucre de canne en provenance des pays signataires de l’accord de Lomé (1975).
Quand on se rappelle que le blé pose les mêmes problèmes à l’Europe que le beurre, la poudre de lait, le vin et le sucre, on a le vertige. Bien sûr, ces chiffres sont complaisamment étalés par une revue britannique et l’on sait que l’opinion britannique commence à se mordre les doigts d’avoir dit oui au référendum concernant son accession au Marché Commun. Depuis ce jour-là, elle a vu les prix des produits alimentaires monter en flèche, pour s’aligner sur les nôtres qui en faisaient autant. Et si l’inflation c’était un peu cela ?
Devant un tel gâchis on est en droit de se dire que nos économistes, nos experts et nos gouvernants font fausse route en manipulant leur sacrosaint marché comme ils le font, et qu’une solution de rechange s’impose de toute urgence. Pourquoi pas l’Economie Distributive ?