L’Abondance et l’Empire
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Publication : 24 février 1939
Mise en ligne : 19 janvier 2008
Bien qu’une récente proposition de loi ait pour objet de décerner au successeur de M. Lebrun le titre de « Président de la République et de l’Empire français », je préfère personnellement au terme d’Empire couramment employé, qui implique l’idée de commandement, de subordination à la Métropole, le terme de Fédération qui se rapproche plus du « Common wealth » britannique, de l’idée de collaboration et d’association. Mais les faits seuls importent. De par le monde se constituent de plus en plus des économies impériales : les accords d’Ottawa, nos Conférences « Impériales » les favorisent. Tandis qu’en 1928 la part des colonies dans notre commerce extérieur oscillait entre 12 et 13 %, à l’importation comme à l’exportation, elle s’élève en 1936 à 28,5 % de nos importations et 33 % de nos exportations.
Jules LECLERC
Président-fondateur des « Compagnons de l’Abondance » qui aident puissamment notre mouvement. Âme de la propagande du D.A.T., il se dépense sans compter pour organiser les conférences de la salle Poissonnière, dont le succès grandit tous les jours. Prépare un cours sur l’économie politique moderne, où nos camarades s’efforceront d’envoyer le plus d’auditeurs possible. |
L’insuffisance de l’équipement. — Mais ce n’est là qu’une face du problème, la seule étudiée communément. On ne se préoccupe pas assez de la part de la production coloniale destinée à élever le niveau de vie des indigènes, à supprimer la sous-alimentation. Si nous sommes entrés dans l’abondance dans tous les pays supérieurement équipés, et particulièrement en Europe Occidentale et en Amérique du Nord, il ne faut pas oublier que les conditions de production sont restées très primitives dans la plupart de nos colonies.
Toute l’Afrique Occidentale et Centrale ignore même l’usage de la charrue attelée, et ne cultive qu’à la houe à bras. Partout où I’on peut entretenir du cheptel, la seule introduction de la petite charrue permet d’augmenter surface cultivée et rendement et de faire rapidement disparaître la sous-alimentation. Cette introduction est commencée, mais trop timidement. Les ministères de l’Agriculture et des Colonies sont toujours traités par les Finances en parents pauvres, les crédits leur sont chichement mesurés. Les cadres techniques sont insufisants en nombre (6 entomologistes pour lutter contre les dégâts faits par les insectes aux cultures dans nos colonies tropicales, 225 dans les colonies anglaises) ; ils sont dotés de crédits et de moyens de travail médiocres et sont trop subordonnés aux services administratifs dont la compétence technique peut être à juste titre suspectée.
L’Indochine et l’Afrique du Nord utilisent une charrue primitive, mais ne disposent que d’un cheptel insuffisant, par suite de l’absence de cultures fourragères.
Jean MAILLOT
Secrétaire général du D.A.T. et l’infatigable conférencier que nos camarades entendent chaque fois avec un nouveau plaisir, car il trouve moyen de rendre ses exposés toujours plus vivants. Il a résolu le tour de force de tenir la tribune pendant plus de deux heures, sans que faiblisse l’attention de ses auditeurs. Quant aux contradicteurs, leur nombre décroît rapidement car il leur oppose autant de logique que de bonne humeur. |
Il y a ainsi d’énormes possibilités non mises en valeur par suite de l’insuffisance de l’équipement général, particulièrement accentué dans le domaine agricole. Tandis que les Anglais investissaient des centaines de milliards dans leurs possessions, nous préférions équiper les armées de l’Europe Centrale. Il faudrait inaugurer une véritable politique de paysannat et d’agriculture indigènes pour accroître la production des cultures vivrières et assurer le riz ou le mil quotidiens.
Production et répartition. — Mais - ici comme ailleurs - il n’y a pas que le problème de la production, mais surtout celui du pouvoir d’achat. Car si certaines de nos colonies africaines ne produisent pas assez pour leur alimentation, l’Indochine nous envoie chaque année près de 5 (1938) à 6 millions (1937) de quintaux de riz. L’ensemble des colonies (Indochine surtout) nous fournit 6 (1937) à 7 (1938) millions de quintaux de maïs : importations de céréales pour l’alimentation du bétail contre lesquelles protestent les agriculteurs français, surtout quand on a plus de vingt millions de quintaux de blé en excédent. La sous-alimentation qui règne dans le delta du Tonkin et dans le Nord-Annam surpeuplés, pourrait disparaître demain si les indigènes n’étaient obligés de vendre trop de grains pour payer leurs impôts et leurs produits industriels. De même pour l’Afrique du Nord qui nous envoie en moyenne 2 à 3 millions de quintaux de blé, un million de quintaux d’orge, dont elle pourrait consommer la plus grande partie si elle en avait les moyens.
Il faudrait d’abord financer la consommation, et j’ai été heureux au Congrès International du Crédit agricole de Naples de faire admettre le principe du crédit de consommation aux agriculteurs indigènes après chaque mauvaise récolte. Quelle hérésie pour un économiste orthodoxe qu’un crédit non utilisé à l’équipement, à la production ou au commerce
C’est cependant le seul moyen de les alimenter en assurant la continuité de la culture. Un progrès a été réalisé par la distribution des grains par les sociétés indigènes de prévoyance, qui les revendent an consommateur 5 à 10 centimes le kilog de plus qu’ils ne les ont payés au producteur.
Un autre pas dans la voie de l’économie distributive a été fait l’automne dernier par le gouvernement général de l’Algérie qui a revendu le grain d’orge 10 francs le quintal en dessous du prix de revient. Pour donner à cette politique de la consommation l’amplitude nécessaire, il faudrait, comme pour l’enseignement, une large contribution de la Métropole. C’est le moyen de faire une politique impériale qui ne soit pas impérialiste ; et cela vaut mieux que d’entasser canons sur avions.
L’industrialisation et les cultures vivrières. — J’ai dit l’obligation de vendre pour acheter des produits industriels. On ne soulignera jamais trop les obstacles mis par nos industriels à l’équipement de nos colonies. Les exportations d’Afrique Occidentale sur France se font en franchise pour les matières premières et produits alimentaires, mais les produits fabriqués paient la douane. On a multiplié les obstacles à l’installation d’huileries en A. O. F. On a interdit à la firme Bata d’installer en Cochinchine une fabrique de chaussures : et pourtant le « nhaqué » ou paysan annamite, ne pourra jamais acheter de chaussures faites à Fougères. L’industrialisation est particulièrement urgente en Indochine, dans le Tonkin surpeuplé, à cause de son éloignement et de sa situation démographique.
L’indochinois sous-alimenté ne peut consommer son riz, faute de pouvoir d’achat, alors, on l’envoie en France où personne ne conteste plus l’abondance céréalière ! Comme première mesure, il faudrait instituer un organisme
de répartition des céréales dans l’ensemble France-Colonies ; à condition que sa préoccupation essentielle ne soit pas la réduction de la production. Si on peut dès maintenant faire diparaître totalement de France la sous-alimentation quantitative en cultivant un demi-million d’hectares de blé de moins qu’aujourd’hui, il faut encore aux colonies viser à un large développement des cultures vivrières, et demander aux services techniques et administratifs de mettre le développement de ces cultures au premier plan de leurs préoccupations.
Le ravitaillement de la Métropole. — Si nous devions étudier ce problème dans le cadre d’une stricte « autarcie » impériale, nous verrions certaines difficultés à tirer de nos colonies la totalité des textiles, par exemple, dont nous avons besoin. Mais c’est vers le développement des échanges internationaux, assurant une répartition rationnelle des différentes productions dans les régions qui sont le mieux adaptées par leurs conditions naturelles et humaines, qu’il faut s’orienter. Dans ce cadre élargi, les possibilités de production de nos colonies sont largement suffisantes pour correspondre à nos besoins.
Nous n’importons des colonies que 4 % du coton et 6 % de la laine que nous utilisons, mais la production lainière peut être largement augmentée en France, en Afrique du Nord et en A.O.F., celle du coton dans toutes nos colonies tropicales, spécialement en A.O.F., en A.E.F., au Cambodge, et même en Afrique du Nord où les conditions démographiques sont plus favorables, mais où le cotonnier est près de la limite nord de la culture. Nous sommes mal placés pour le jute, mais beaucoup mieux pour le sisol, et pour beaucoup de fibres actuellement secondaires, mais susceptibles de remplacer un jour les fibres-reines.
La production du café colonial est en progrès rapides, surtout à Madagascar ; nous avons importé de nos colonies 17 % de notre consommation en 1936, 21 % en 1937, 28 % en 1938. Nous aurons quelque mal à produire en quantité suffisante le café Arabica exigé par le consommateur français délicat. Ce n’est pas aux lecteurs de « L’Abondance » qu’il est besoin de rappeler l’importance des destructions de café au Brésil, des restrictions d’emblavements de coton en A.O.F.
L’Indochine arrive aujourd’hui à nous fournir 40 % du thé que nous buvons ; son arome et ses qualités hygiéniques sont bien supérieurs à ceux du thé de Ceylan. Elle pourra dans l’avenir fournir l’Algérie et la Tunisie qui en consomment chacune autant que la Métropole, et le Maroc qui, avec 7 millions d’habitants, en demande 6 fois plus.
Déjà est entrée en vigueur entre planteurs hollandais et anglais, une convention internationale de restriction de la production du thé ; à laquelle nos planteurs d’Indochine seront sans doute invités à adhérer dès qu’ils voudront vendre sur le marché mondial.
Les productions excédentaires. — Avec les oléagineux, nous abordons le type des productions qui ont émigré des pays tempérés vers les régions tropicales. Nous cultivions en France, en 1860, 200.000 hectares de colza, près de 100.000 hectares d’oeillette et de navette, plus de 100.000 hectares d’olivier. Seule, cette dernière culture a gardé quelque importance, grâce à des primes de soutien qui l’empêchent de succomber devant la concurrence nord-africaine. Car si nous sommes mal placés pour les textiles, nous le sommes remarquablement pour les oléagineux. Sans la malheureuse guerre d’Espagne, les oléiculteurs tunisiens auraient déjà eu quelque mal à écouler leur production et cherché le salut dans l’utilisation pour le graissage des automobiles ; heureusement pour le consommateur que l’huile d’olive convient assez mal à cette utilisation.
L’arachide se développe au Sénégal, au Soudan, au Niger. Si on la cultivait à la charrue attelée en remplacement de la houe, nous satisferions l’an prochain à tous nos besoins : nous en sommes déjà très près.
Nous produisons suffisamment d’huile de palme et de palmistes. À une commission réunie l’an dernier « pour réduire le déficit de la balance commerciale », les producteurs français de matières grasses ont demandé la limitation des importations au niveau actuel, alors que ces huiles peuvent se substituer dans une large mesure au coprah que nous importons en partie de l’étranger. On se demande ce qu’aurait fait une commission réunie pour « accroître le déficit, etc. » .
Nous pouvons aussi développer les plantations de cocotier en Océanie, dans le Sud-Indochinois, et bien d’autres régions. Le lin, que nous importons d’Argentine, peut nous être fourni par le Maroc, Madagascar et l’Indochine, qui peuvent aussi produire le ricin ; quoique l’utilisation de cette huile pour le graissage des moteurs d’avions soit sans doute appelée à diminuer.
Nous importons chaque année un milliard d’oléagineux ; en quelques années, nous pourrions arriver à nous suffire pour presque tous ces produits.
En 1931, nous produisions dans nos colonies 6 % des bananes importées. Depuis 1937, nous ne mangeons plus que des bananes françaises ; mais notre consommation est tombée de 225.000 tonnes en 1932 à 180.000 tonnes. L’octroi, impôt de consommation, ainsi appelé parce qu’il est dirigé contre la consommation, grève lourdement (0,75 par kilo régime entier) ce fruit qui devrait être essentiellement démocratique. En outre, par décret du 31 décembre 1938 :
« Il ne pourra être alloué des prêts ou subventions aux organismes coopératifs de production et de vente... répartis entre les producteurs au prorata des quantités de bananes qui n’auront pas été expédiées sur le marché de la Métropole. (Bulletin quotidien du ministère des Colonies, Actes du pouvoir central.)
Ainsi, on évitera l’abondance sur le marché français de ce fruit dont les possibilités de production dans nos colonies sont très grandes, mais dont le plafond de consommation en France n’est pas atteint, et dépasse même de beaucoup le chiffre de 1932. Avec une organisation rationnelle de la production, des transports et de la répartition, on devrait vendre une belle banane 0,25 au détail.
Pour le caoutchouc, on vient de célébrer, cette année, la réalisation par l’Indochine de l’approvisionnement total de la Métropole. Dès l’an prochain, elle exportera sur le marché mondial. Aussi, « un décret reconduit, jusqu’au 31 décembre 1943, l’application à l’Indochine du régime de restriction édicté par la Convention Internationale pour la réglementation et l’exportation du caoutchouc, signée à Londres le 7 mai 1934... » (Bulletin quotidien du ministère des Colonies, 20 janvier 1939.)
Sans commentaires...
Nous produisons, en Côte d’Ivoire et an Cameroun, prés du double de la consommation française de cacao. Le marché du cacao est, lui aussi, terriblement encombré, en pleine abondance. Que d’ennuis allons-nous encore avoir de ce côté !
Nous produisons suffisamment de manioc et de tapioca.
Pour la vanille, le poivre et nombre d’épices, nous dépassons largement la consommation française.
Les colonies ne nous fournissent que 16 % de notre consommation de sucre, car on les a limitées à ce taux, mais les possibilités de production sont plus élevées. On n’a, pas plus qu’en France, le droit d’y établir de nouvelles sucreries, donc d’étendre la culture dans des zones qui pourtant conviennent, comme les périmètres irrigués par les grands barrages-réservoirs d’Algérie. On a ainsi créé en faveur des producteurs actuels des sortes de charges héréditaires leur réservant le monopole de la production. Il était pourtant rationnel que les cultures se déplacent progressivement vers les régions les mieux situées, comme les primeurs qui ont émigré vers la Provence, le Roussillon, l’Algérie, puis la région de Casablanca au Maroc, et même le Souss, sur a côte au sud d’Agadir. On contingente étroitement les importations de primeurs marocaines pour ne pas concurrencer les légumes français, même quand ceux-ci ont été en grande partie détruits par les gelées de la Noël dernière.
La proportion des agrumes - oranges, mandarines, citrons, grape-fruit - en provenance de nos colonies augmente rapidement 23 % en 1936, 37 % en 1937. On plante fiévreusement au Maroc et en Algérie, et bientôt, on arrivera à satisfaire la consommation actuelle. Celle-ci a passé, en pleine crise, de 150.000 tonnes en 1931 à 300.000 en 1936.
Déjà, à la Conférence « Impériale » de 1934-1935, on se préoccupait de contingenter les plantations sur la base de la consommation de 1931-1932 : et elle a doublé depuis. On vient d’instituer au ministère de l’Agriculture un Comité national des Agrumes, dont l’objet principal sera la limitation des plantations. Or, l’Angleterre, avec la même population, en consomme le double, 600.000 tonnes. Nous pourrions aisément arriver à en manger au moins autant que les Anglais. Les recommandations des hygiénistes modernes insistent sur la nécessité d’accroître la consommation des fruits et des légumes.
Il faut organiser notre production coloniale en partant de la nécessité d’améliorer le niveau de vie et particulièrement l’alimentation des populations coloniales les plus défavorisées d’abord. puis des populations métropolitaines. Il nous faut pour cela pratiquer une véritable politique de l’alimentation, de la consommation. À ce moment seulement, nous pourrons réellement prétendre avoir rempli dans nos colonies notre mission civilisatrice.