Revenu d’existence ou revenu social ?

2003
par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 3 décembre 2007

L’immatériel

En février 2003, quand M-L Duboin compose la GR 1030, elle vient de lire le dernier livre d’André Gorz, intitulé L’immatériel. Les perspectives effrayantes qui sont entrevues dans ce livre l’ont bouleversée, et elles ont, hélas, renforcé sa conviction que le choix est désormais celui entre la démocratie en économie, que nous défendons avec tant de mal et si peu d’audience, ou bien le suicide collectif dans la totale inhumanité où le capitalisme nous mène à toute allure.

Voici l’essentiel de son analyse de ce livre dans la GR de mars 2003 :

L’opposition à la méthode du clan Bush pour régler le problème Irakien ne doit pas faire oublier le débat, plus subtil, autour d’une autre perspective, celle que laisse entrevoir l’orientation de certaines recherches à des fins d’exploitation à longue portée et extrêmement dangereuse. Un tel débat paraît cantonné dans un milieu d’intellectuels, de généticiens ou de philosophes qui s’interrogent sur le clonage humain. Mais loin de concerner une sorte “d’élite“ pensante, c’est bien l’avenir de l’humanité qui est en jeu, et personne ne peut s’en désintéresser.

C’est probablement à André Gorz, que reviendra, aux yeux de l’Histoire, le mérite d’avoir mis en évidence, dans son dernier livre, le lien de ces réflexions d’ordre éthique, philosophique, avec le débat, encore beaucoup trop discret en France, entre revenu d’existence (minimum), et revenu social (optimum). Son dernier livre, intitulé “L’immatériel” [1], je l’ai dévoré en 24 heures et j’ai eu tort. Il faut en lire et relire chaque page, car chacune, avec clarté et précision, soulève une foule de réflexions. L’auteur cherche à comprendre le sens des transformations actuelles et constate que nous avons le choix de les orienter vers deux nouveaux mondes possibles : une société de l’intelligence ou bien une civilisation déshumanisée.

Nous sommes entrés dans l’ère de l’économie de l’immatériel et il s’agit de comprendre ce que cela signifie. L’informatisation de la société, et d’abord de l’industrie, transforme le travail en gestion d’un flux d’informations. Il en résulte que l’employé « est amené à se produire lui-même ». Ceci parce que, qu’il le veuille ou pas, sa participation dépend maintenant beaucoup de sa personnalité et que celle-ci est faite de tout le bagage culturel qu’il développe en dehors de son emploi, dans ses activités volontaires, gratuites et invisibles, par ses lectures, par les films qu’il voit, par toutes ses relations, amicales ou conflictuelles, syndicales ou politiques, ses pratiques collectives de sport ou de jeu, au cours de ses vacances et de ses voyages. Ainsi le “travail” aujourd’hui ne dépend plus seulement des connaissances acquises, mais de plus en plus de l’aptitude à coopérer, à s’intégrer, à s’exprimer, capacités qui s’acquièrent au quotidien, mais qui ne s’enseignent pas.

Chacun est donc amené à se produire lui-même, à gérer, tout au long de sa vie, son “capital humain”, “la production de soi” est devenue obligatoire. Or cette “mise au travail” totale de la personne est une contrainte qui soulève des résistances. C’est dans ce contexte, pour faire face à la précarité des rapports à l’emploi, pour gérer discontinuités et intermittences, qu’est née la revendication d’un revenu garanti.

Le choix et son enjeu

Mais il y a deux façons de concevoir ce revenu. Soit y voir le moyen de préserver l’individu d’une mise au travail totale et soustraire ainsi la vie à l’idéologie du marché. Soit, à l’opposé, viser à rémunérer le temps hors emploi parce qu’il contribue à la productivité.

Dans le premier cas, le revenu garanti n’exige ni ne rémunère rien ; il permet de distinguer deux sphères d’activités, celle des valeurs marchandes et celle des richesses intrinsèques n’ayant pas de valeur au sens économique. Il facilite le plein développement des personnes, au-delà de leur fonction dans la production marchande.

La seconde conception implique au contraire que la vie entière est un facteur de production (on l’appelle maintenant “le capital fixe humain”), ainsi la production de soi-même est un travail économique et le revenu d’existence, payant ce travail, exige qu’il soit rentable. C’est reconnaître au capital le droit de contrôler le développement des capacités humaines.

L’enjeu du choix entre ces deux conceptions est de savoir si cette ère de l’économie de l’immatériel est celle de « l’épanouissement de toutes les forces humaines comme telles », impliquant « l’accès universel et illimité au savoir et à la culture » ou bien si elle est celle où le capital s’approprie et instrumentalise tant le savoir que la culture.

La première conception mène à ce qu’André Gorz décrit comme la “société de l’intelligence”, dans laquelle le plein épanouissement des facultés de chacun est le but de tous. Faisant une distinction entre richesse et valeur marchande, on débouche sur une autre conception de la richesse et des activités humaines et la production est mise au service du développement humain. On retrouve donc là les aspirations des théoriciens “historiques” du distributisme, et aussi le comportement des artisans des logiciels et des réseaux libres pour qui rien n’est produit en vue d’un échange marchand.

Tant dans cette esquisse d’une nouvelle organisation du travail par la communauté Linux (éthique hacker) que dans notre proposition de contrats civiques « démocratiquement et publiquement débattus (une “démocratie par consensus”) » on retrouve « la concertation sur ce qu’il convient de produire, comment et pour quoi » c’est-à-dire une façon nouvelle de vivre en société en gérant ensemble l’économie.

Le chemin vers tous les dangers

Il est temps de prendre conscience vers quelle humanité déshumanisée nous mène la seconde conception. André Gorz lève un coin du voile de cette “société de l’ignorance” dans laquelle la grande majorité des gens connaît de plus en plus de choses mais en comprend de moins en moins. Des spécialistes avalent des connaissances mais ils en ignorent le contexte, la portée et surtout la logique qui, en fin de compte, oriente la technique ; les professionnels revendiquant le monopole de la “vraie” connaissance rejettent les évidences et les savoirs intuitifs. C’est le règne de la technoscience et de ses exigences : l’homme devient un goulot d’étranglement pour traitement de l’information, et il faut le doter de prothèses, par exemple pour augmenter la capacité de son cerveau. La pensée se libère ainsi du corps et met hors circuit tout ce qui n’est pas indispensable au calcul, y compris besoins, plaisirs, douleurs, craintes et espoirs qui forment le tissu évolutif de la conscience. Il faut fonctionner selon les règles en s’affranchissant de la réalité et de l’expérience !

La perspective ouverte a de quoi effrayer. Refuser la réalité de la vie et ses imperfections mène d’abord à « libérer la femme des servitudes de la grossesse » et préférer « pour que nos enfants potentiels se trouvent là où ils peuvent être surveillés et protégés » que la reproduction humaine soit, grâce à la fécondation in vitro et aux utérus artificiels, l’affaire d’hommes spécialisés. La femme, cet être irrationnel gouverné par les sentiments, doit être dépossédée des pouvoirs que la société pourrait lui confier comme de ceux que la maternité lui confère sur ses enfants. Ceci sera achevé quand le clonage des êtres humains sera pleinement réalisable.

Le meilleur des mondes ?

A. Gorz montre la logique de ces perspectives […]décrites par J. Fletcher : il faut éliminer la nature parce qu’elle est source d’aléas et de désordre. Plus loin que le capitalisme du XIXème siècle qui voulait allier la science et le capital dans une civilisation d’ingénieurs, l’objectif du capital au XXIème siècle est de re-créer le monde en substituant aux richesses premières, que la nature offre gratuitement et qui sont un patrimoine commun, des produits artificiels destinés à la vente. Non seulement le capital transforme le monde en marchandise, mais il en monopolise la production et se rend ainsi maître de l’humanité. […]

Le capital et la science se servent l’un de l’autre et leurs buts ont beaucoup en commun, constate A. Gorz. Pour lui cette nouvelle ère a commencé au milieu du XXe siècle, d’une part et sans attirer l’attention, par l’invention de machines capables d’imiter le cerveau, et d’autre part, grâce à la découverte de la structure de l’ADN. […] L’idée que l’esprit immortel peut être téléchargé et vivre éternellement dans le cyberespace apparut en Californie à la fin des années 1970. La croyance qu’on puisse transférer l’esprit humain sur des micro circuits est venue comme un sous-produit de la recherche militaire américaine élaborant un système d’armes avancées basé sur un flux d’informations destiné à localiser les cibles. Vinrent ensuite des robots destinés à la NASA[…].

C’était tout simplement oublier que l’homme est un sujet conscient, vivant, qui pense et qui choisit, qui poursuit des buts parce qu’il éprouve des besoins, des espoirs et des douleurs et qu’il ne cesse de se reprogrammer lui-même parce qu’il est toujours en devenir, alors que l’intelligence artificielle est figée parce qu’elle ne vit pas […]

Laisser faire ou résister ?

Même si ces visions sont infaisables, il n’empêche qu’elles témoignent de l’esprit de l’élite intellectuelle américaine qui y voit l’ultime projet de “sa” science et pour qui les droits et la dignité de la personne humaine, de même que les notions de liberté ou d’égalité sont « de méprisables survivances judéo-christiano-kantiennes » et l’évolution biologique de l’homme « une impasse ». Selon Kevin Warwick, au XXIème siècle « les humains, s’ils existent encore, se trouveront dans une position subalterne ». […] C’est donc la fin proclamée des sociétés humaines, seule une “minuscule élite” sera, peut-être, capable d’orienter ces grandes machines et son pouvoir sur “la masse” sera total. La voie est tracée, même si l’ingéniérie génétique n’avance qu’à petits pas et si le clonage humain est présenté sous un jour anodin.

Gorz insiste pour qu’on ne confonde pas ce qui est production de soi par toutes sortes d’exercices personnels d’apprentissage destinés à maîtriser un art, avec ces intentions de faire produire l’être humain par des spécialistes, […] d’acheter des prothèses pour nous faire « devenir les consommateurs et les acheteurs de l’augmentation de nos facultés », de programmer des enfants en décidant d’avance leur personnalité, en planifiant leur domination tout au long de leur vie.

Imaginer un tel avènement de monstres marquant la fin du genre humain est tout simplement l’abandon du principe que « tous les hommes naissent libres et égaux ».

L’analyse d’André Gorz ne peut pas être prise à la légère et le choix dépend de chacun de nous : réfléchir puis résister ou bien ignorer et continuer à laisser faire ?


[1“L’immatériel Connaisance, valeur et capital” par André Gorz publié aux éditions Galilée en janvier 2003, 150 pages, 22 euros.