Au delà de la “loi de la valeur”

1997
par  A. GORZ
Mise en ligne : 3 décembre 2007

« L’allocation universelle d’un revenu social inconditionnel correspond le mieux à l’économie qui se dessine au-delà de l’impasse dans laquelle s’enfonce l’évolution actuelle ». […Mais] « la question habituellement posée aux partisans d’un revenu social : « Où allez-vous prendre l’argent ? » met le doigt sur l’impasse dans laquelle le système s’enfonce : bien que le temps de travail ait cessé d’être la mesure de la richesse créée, il reste encore la base sur laquelle sont assis les revenus distribués et le gros des sommes redistribuées et dépensées par l’État. L’économie se trouve ainsi sur une pente où les sommes à prélever et à redistribuer pour couvrir les besoins individuels et collectifs tendent à dépasser les sommes distribuées par et pour la production. Ce n’est pas seulement l’allocation universelle qui n’est pas finançable sur ces bases. C’est (très visiblement en Grande-Bretagne et aux États-Unis) tout l’État et toute la société qui se disloquent. Wassily Leontieff résumait la situation par cette métaphore : « Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique [1] ».

Leontieff ne précisait pas à quelle nouvelle politique du revenu il pensait mais Jacques Duboin avait déjà indiqué en 1931 la “porte de sortie” et Marx en 1857 (dans les Grundrisse que Duboin ne pouvait connaître [2]) : La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni.

René Passet le dit en une formule lapidaire : « Ce que nous considérons aujourd’hui comme redistribution secondaire deviendra distribution primaire ». Parce qu’il résulte de systèmes intégrés « hommes-machines-organisation » dans lesquels « la contribution propre à chacun n’est plus mesurable », « le produit national devient un véritable bien collectif... La question de la distribution ne se pose plus en termes de justice commutative mais de justice distributive [3] ».

La distribution de moyens de paiement ne sera plus un salaire mais ce que Duboin appelait déjà un « revenu social ». Celui-ci ne correspond plus à la “valeur” du travail (c’est-à-dire aux produits nécessaires à la reproduction de la force de travail dépensée) mais aux besoins, désirs et aspirations que la société se donne les moyens de satisfaire. Elle suppose la création d’une autre monnaie, non thésaurisable, que Passet, à la suite de Duboin, appelle « monnaie de consommation [4] ». Tel est de fait, le sens de l’évolution présente. Elle rend caduque la “loi de la valeur”. Elle exige de fait une autre économie, dans laquelle les prix ne reflètent plus le coût du travail immédiat, de plus en plus marginal, contenu dans les produits et les moyens de travail, ni le système des prix la valeur d’échange des produits. Les prix seront nécessairement des prix politiques et le système des prix le reflet du choix, par la société, d’un modèle de consommation, de civilisation et de vie.

Pensée jusqu’au bout de ses implications, l’allocation universelle d’un revenu social suffisant équivaut à une mise en commun des richesses socialement produites. À une mise en commun, non à un « partage ». (Le partage vient après : on ne peut partager entre tous que ce qui est à tous, donc n’est d’abord à personne). René Passet le dit clairement quand il parle du produit national comme d’un « véritable bien collectif », produit par un travail collectif dans lequel il est impossible d’évaluer la contribution de chacun. Le principe du « à chacun selon son travail » en devient caduc. Au « travailleur collectif » tend à se substituer un sujet virtuel fondamentalement différent à mesure que le travail immédiat de transformation de la matière est remplacé comme force productive principale par « le niveau général de la science... et son application à la production », c’est à dire par la capacité des « individus sociaux » à tirer parti de la technoscience et de la mettre en œuvre par l’auto-organisation de leur coopération et de leurs échanges. C’est alors, je continue à paraphraser les Grundrisse, « le libre développement des individualités » par « la réduction du travail nécessaire à un minimum » et la production de valeurs d’usage en fonction des besoins, qui deviennent le but.


[1Wassily Leontieff, « La distribution du travail et du revenu », Pour la Science, 61, avril 1982.

[2Les Grundrisse n’ont été publiés sous le titre Rohentwurf (ébauche à l’état brut) qu’en 1939 par l’Institut Marx-Engels-Lénine à Moscou. La première édition accessible au public a été publiée par Dietz en 1953, à Berlin.

[3René Passet, « La Sécu entre deux chaises », Transversales, 37, janvier-février 1996.

[4René Passet et Jacques Robin envisagent dans Transversales une « économie plurielle avec marché » et différents types de monnaie : une monnaie capitalisable à convertibilité et validité illimitée ; une monnaie de consommation à validité limitée dans le temps et non thésaurisable ; des monnaies locales, à circulation et convertibilité restreintes et péremption courte.

Jacques Duboin prévoyait déjà que cette monnaie de consommation devait être annulée par l’acte d’achat qu’elle permettait. C’est qu’elle ne provient pas d’un prélèvement. Elle ne peut en provenir, dans une économie où la production ne distribue guère de salaire. La monnaie qui solvabilise la demande n’y peut être qu’une monnaie sociale dont l’émission et la masse relèvent de décisions politiques.