Misères du présent, Richesse du possible
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Mise en ligne : 3 décembre 2007
Le numéro spécial (972) de La Grande Relève, en décembre 1997, est intitulé
La fin de Quel Travail ?
Une place essentielle y est évidemment réservée à André Gorz. Il vient tout juste de publier un nouveau livre : Misères du présent. Richesse du possible et nous l’a adressé avec ces mots : « à Marie-Louise Duboin qui m’a fait faire beaucoup de chemin. Avec mon amitié. G.H. ». La voici :
Malgré les bouleversements qu’il a connus, on continue aujourd’hui à vouloir associer au travail :
• une fonction éducative, parce qu’il apparaît comme le moyen d’exprimer sa personnalité ; c’est pourquoi les chômeurs en arrivent à perdre toute confiance en eux,
• une fonction économique, parce que le salaire versé en échange d’un travail est un moyen d’autonomie,
• et une fonction sociale, un moyen d’insertion, celui de participer avec d’autres à la vie de la cité, d’éprouver son utilité sociale.
En réalité, ces trois fonctions fondamentales ne sont pas automatiquement liées à un emploi.
C’est ce que montre très clairement André Gorz [*] :
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Le véritable travail n’est plus dans le “travail”
Ce que Jeremy Rifkin appelle “la fin du travail” annonce la fin de ce que tout le monde a pris l’habitude d’appeler “travail”. Il ne s’agit pas du travail au sens anthropologique ou au sens philosophique. Il ne s’agit pas du travail de la parturiente, ni de celui du sculpteur ou du poète. Il ne s’agit pas du travail comme “activité autonome de transformation de la matière”, ni du travail comme “activité pratico-sensorielle” par laquelle le sujet s’extériorise en produisant un objet qui est son œuvre. Il s’agit sans équivoque du “travail” spécifique propre au capitalisme industriel : du travail dont il est question lorsqu’on dit qu’une femme “n’a pas de travail” lorsqu’elle consacre son temps à élever ses propres enfants et qu’elle “a un travail” lorsqu’elle consacre ne serait-ce qu’une fraction de son temps à élever les enfants d’autrui dans une crèche ou une école maternelle.[…]
Les millions d’employés ou de techniciens “travaillant” sur écran de visualisation ne “réalisent” rien de tangible. Leur activité pratico-sensorielle est réduite à une pauvreté extrême, leur corps, leur sensibilité mis entre parenthèses. Leur “travail” n’est en rien une “mise en forme appropriative du monde objectif”.[…] Pour les “travailleurs” de l’immatériel comme pour une majorité de fournisseurs de services, les “produits” de leur travail sont évanescents, consommés dans le temps même où ils sont accomplis. Il est rare que ces “travailleurs”puissent dire : « Voici ce que j’ai fait. Voici mon ouvrage. Ceci est mon œuvre. »
A vouloir nier “la fin du travail” au nom de sa nécessité et de sa permanence au sens anthropologique ou philosophique, on démontre le contraire de ce qu’on voulait prouver : c’est précisément au sens de réalisation de soi, au sens de “poièsis”, de création d’une œuvre ou d’un ouvrage que le travail disparaît le plus rapidement dans les réalités virtualisées de l’économie de l’immatériel. Si on désire sauver et perpétuer ce “véritable travail”, il est urgent de reconnaître que le véritable travail n’est plus dans le “travail” : le travail, au sens de poièsis, qu’on fait, n’est plus (ou n’est que de plus en plus rarement) dans le “travail”, au sens social, qu’on a. Ce n’est pas en invoquant son caractère anthropologiquement nécessaire qu’on démontrera la pérennité nécessaire de la “société de travail”. Au contraire : il nous faut sortir du “travail” et de la “société de travail” pour retrouver le goût et la possibilité du travail “véritable”.[…]
Le “travail” que le capitalisme en sa phase ultime abolit massivement est une construction sociale ; et c’est pour cela précisément qu’il peut être aboli. Pourquoi dit-on qu’une femme a un “travail” quand elle enseigne dans une maternelle et qu’elle n’en a pas quand elle élève ses propres enfants ? Parce que la première est payée pour ce qu’elle fait et non la seconde ? Mais la mère au foyer n’aurait toujours pas un “travail” quand même elle toucherait une allocation sociale égale au salaire d’une puéricultrice. Elle n’aura toujours pas un “travail” quand même elle aurait aussi un diplôme d’éducatrice. Et pourquoi cela ? Parce que le “travail” est défini au départ comme une activité sociale, destinée à s’inscrire dans le flux des échanges sociaux à l’échelle de la société entière. Sa rémunération atteste cette insertion mais n’est pas non plus essentielle : l’essentiel est que le “travail” remplit une fonction socialement identifée et normalisée dans la production et la reproduction du tout social. Et pour remplir une fonction socialement identifiable, il doit lui-même être identifiable par les compétences socialement définies qu’il met en œuvre selon des procédures socialement déterminées. Il doit, en d’autres termes, être un ”métier”, une “profession” c’est-à-dire la mise en œuvre de compétences institutionnellement certifées selon des procédures homologuées. Aucune de ces conditions n’est remplie par la mère au foyer… Bref il ne se situe pas dans la sphère publique, il ne répond pas à des besoins socialement définis, socialement codifiés. Pas plus que le travail de l’esclave ou du serviteur personnel au service des désirs personnels de son maître. Pas plus que le travail de création, artistique ou théorique.
Le créateur, théoricien ou artiste, ne “travaille” (n’a un travail) que lorsqu’il donne des cours ou des leçons répondant à une demande publiquement et socialement déterminée ; ou lorsqu’il exécute une commande. Il en va de même de toutes les activités artistiques, sportives, philosophiques, etc., dont le but est la création de sens, la création de soi (de subjectivité), la création de connaissance[...] Par l’homologation des compétences, des procédures et des besoins qu’il implique, le “travail” est un puissant moyen de socialisation, de normalisation, de standardisation, réprimant ou limitant l’invention, la création, l’autodétermination individuelles ou collectives de normes, de besoins et de compétences nouveaux. C’est pourquoi la reconnaissance sociale de nouvelles activités et compétences répondant à de nouveaux besoins a toujours dû être imposée par des luttes sociales…
Il s’agit de déconnecter du “travail” le droit d’avoir des droits et notamment le droit à ce qui est produit et productible sans travail, ou avec de moins en moins de travail. Il s’agit de prendre acte de ce que ni le droit à un revenu, ni la citoyenneté plènière, ni l’épanouissement et l’identité de chacun ne peuvent plus ête centrés sur et dépendre de l’occupation d’un emploi. Et de changer la société en conséquence.
C’est aussi dans cet ouvrage, Misères du présent Richesse du possible , que Gorz s’intéresse enfin avec plus de précision aux problèmes monétaires, notamment dans le chapitre intitulé Au delà de la “loi de la valeur” :
[*] Nous reproduisons ici plusieurs extraits du livre qu’André Gorz vient de publier, et nous invitons tous nos lecteurs à dévorer ce livre : ils se régaleront !