Les chemins du paradis
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Mise en ligne : 3 décembre 2007
Dans cet ouvrage, A.Gorz approfondit son analyse de la crise et fait des propositions pour « en sortir à gauche ». Qui plus est, il aborde pour la première fois la question primordiale de la monnaie. Pour lui, c’est la révolution microélectronique qui, en permettant « de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités rapidement décroissantes de capital et de travail », fera passer du salariat au revenu social, « le travail aboli étant rémunéré au même titre que le travail fourni ». Il explique :
« Dans sa conception de gauche, la garantie d’un revenu indépendant de l’occupation d’un emploi […] ne se présente pas comme le salaire du chômage ou comme l’aide charitable à ceux et à celles que la société marginalise. Elle constitue au contraire le droit qu’a chaque citoyen de recevoir, réparti sur sa vie entière, le produit de la quantité incompressible de travail socialement nécessaire qu’il a à fournir au cours de sa vie. […] Le travail salarié cessera d’être l’activité principale mais par le revenu garanti qu’il assure à chacun sa vie durant, il restera la base économique d’une variété illimitée d’activités possibles n’ayant ni rationalité ni but économique.
Dans cette perspective, conforme à la vision originelle du mouvement socialiste, la garantie à vie du revenu n’apparaît plus comme une compensation, une aide ou une prise en charge de l’individu par l’État, mais comme la forme sociale que prend le revenu quand l’automatisation a aboli, avec l’astreinte permanente au travail, la loi de la valeur et le salariat lui-même. La production du nécessaire requiert une quantité de travail si faible que nul ne pourrait subsister s’il était payé seulement pour les heures pendant lesquelles il a accompli un travail effectif. Inversement, la production croissante réalisée avec une dépense de travail décroissante ne pourra être distribuée que si elle donne lieu à une création et à une distribution de moyens de paiement correspondant à son volume et non à la valeur du travail dépensé [*]. (L’ajustement des quantités produites aux besoins ne pourra donc plus être obtenu par le jeu des “mécanismes du marché” : les besoins effectifs de même que le niveau de la production demandent à être déterminés par voie d’enquête et de planification. L’extinction de la logique du marché va nécessairement de pair avec celle de la loi de la valeur.)
Le revenu garanti ne peut donc plus être assis sur la “valeur” du travail (c’est-à-dire sur les consommations dont l’individu social a besoin pour reproduire les forces qu’il dépense à produire des marchandises) ni être conçu comme une rémunération de l’effort. Il a pour fonction essentielle de distribuer sur tous les membres de la société une richesse résultant des forces productives de la société dans son ensemble et non d’une addition de travaux individuels. On est, selon la formule employée par Marx dans la Critique du Programme de Gotha, au-delà du principe « À chacun selon son travail » ; c’est le principe « À chacun selon ses besoins » qui doit régler la production et les échanges. Pour désigner le droit d’accès de chacun à la richesse sociale que, par son travail intermittent, il concourt à produire, les termes “salaire social”, “dividende social” et “revenu social” - que nous retiendrons ici—sont également légitimes [7].
En fait, ce ne sont plus le travail et les travailleurs mais la vie et les citoyens qui se trouvent devoir être rémunérés. Dès lors que le travail des individus cesse d’être la principale source de richesse, leurs besoins ne peuvent être solvabilisés et les produits distribués que si la production donne lieu à une distribution de moyens de paiement indépendante de la quantité de travail qu’elle exige. L’extinction du salariat, des mécanismes de marché et de la valeur-travail résulte nécessairement de l’automatisation de la production et est implicitement contenue dans les idées de durée du travail par vie, liée à celle de garantie de revenu à vie. Dès lors que l’essentiel de la production sociale résulte non du travail des individus mais de la performance des moyens mis en œuvre — moyens qui eux-mêmes n’ont exigé qu’une faible quantité de travail direct — les notions de “droit au travail” et de “droit au salaire” doivent le céder à celles de droit au revenu et de droit du citoyen à sa quote-part des richesses produites ».
[En ce qui concerne le passage au revenu social] « plusieurs formules ont été proposées à cette fin, de la monnaie de distribution de Jacques Duboin aux bons en nature, en passant par le dividende social du Social Credit Movement. Leur apparence utopique tient au fait que leurs auteurs décrivent (c’est le cas, en particulier, de Jacques Duboin — qui a toutefois le mérite d’être radicalement anticapitaliste et anti-étatiste — et de ses disciples) jusque dans leurs détails le fonctionnement et les institutions de l’économie distributive, cependant que la transition vers elle reste un problème non résolu tant du point de vue technique que politique. Or cette transition est virtuellement préfigurée par les conventions collectives qui prévoient que les progrès de la productivité du travail donneront lieu à une diminution correspondante de la durée du travail, sans diminution du salaire. Autrement dit, le travail aboli est rémunéré au même titre que le travail fourni, le non-travailleur au même titre que le travailleur. Rémunération et prestation de travail sont déconnectées ».
[*] NDLR C’est nous qui soulignons
[7] Le terme “revenu social” a été créé au début des années 1930 par Jacques Duboin dont le Mouvement pour une économie distributive propose le modèle social et institutionnel le plus élaboré d’un dépassement des rapports marchands. (Note 7, p.92, Les chemins du paradis)