Lettre à M. BOSQUET sur « L’Âge d’or du chômage »
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Mise en ligne : 3 décembre 2007
À la suite d’une enquête intitulée “L’Age d’or du chômage”, publiée un peu plus tard, par M.Bosquet dans le Nouvel Observateur, notre ami Henri Muller lui écrivait en décembre 1978 la lettre suivante :
« Félicitations pour votre enquête sur l’âge d’or du chômage. Elle va vous valoir un abondant courrier. J’ai lu d’une traite l’ensemble des textes, un peu déçu toutefois que cette enquête ne débouche pas plus carrément sur la nécessité d’une révolution économique (bien que vous ayiez évoqué, presque furtivement, celle d’une « autre rationalité économique ».
Bref vous aurez fait saliver tout le monde et, au moment où le plat est chaud, prêt à servir, vous le rangez au placard.
Le Monde du 4 novembre dernier m’avait publié une version tronquée d’un article « l’emploi pour faire quoi ? » que vous aurez peut être remarqué (page 2, Idée). Nous sommes dans les mêmes eaux. Vous vous souvenez de l’envoi de mon “Manifeste écologique 78”, le 11 mai dernier, en écho à votre article « Une pastille pour l’emploi ». Il aura peut être inspiré votre dernière enquête.
Au questionnaire Sofres sur les causes du chômage, il manque : la concurrence extérieure (multinationales produisant dans les pays de l’Est, à Hong Kong, à Singapour, etc.), la hausse des prix (charges, profits, taux d’amortissements financiers et industriels).
Gagner plus ou travailler moins ? [1] La question est mal posée. La réponse massive est : gagner plus ET travailler moins. C’est du moins celle que j’avais donnée au cours d’un colloque à Grenoble, en 1962 (avec Jan Tiberghen, Messé Goetz, etc) et qui avait fait s’esclaffer Maurice Allais planchant sur les “courbes d’indifférence”.
Finalité du travail ? J’avais posé la question à Séguy, en novembre 73 (ou 74) au cours d’une émission télévisée après de nombreux articles développant ce thème.
L’enquête Sofres sur l’occupation des loisirs ? Elle se borne à peu. J’ai procédé à cette sorte d’enquête sur une période de dix années sous forme d’innombrables “brain storming”. Je vous en ferai parvenir le résultat. Il va sans dire que nombre des occupations recensées impliquent un minimum de culture, une disponibilité intellectuelle qu’il appartient à chacun d’acquérir au préalable. Moyennant quoi le loisir, la retraite, ne posent absolument aucun problème, pour peu que celle-ci s’accompagne, sinon d’un plein revenu, du moins d’un revenu permettant un taux d’insatisfaction acceptable, ce qui aujourd’hui n’est malheureusement pas le cas dans la grande majorité des retraités et des chômeurs.
Chômage et endettement ? Question non traitée dans votre enquête. Les interviewés n’ont apparemment ni famille à entretenir, ni d’ardoise dans les établissements de crédit. Activités devant appeler des emplois : recherche, industrie du loisir, réparation, chantiers extérieurs et deux ou trois douzaines de secteurs inventoriés également en“ brain storming”.
C’est devenu une habitude de lier argent et richesses. On a tissé un voile monétaire sur l’étendue de celles-ci, sur leurs dimensions potentielles, dimensions qui devraient garantir aux retraités actuels et futurs, et aux chômeurs, un niveau de consommation satisfaisant, sans problème de réapprovisionnement.
La question des jeunes devant le travail est à traiter séparément. L’échec scolaire dû à de multiples causes, engendre souvent une attitude contestataire. Les jeunes sont épicuriens. Ils veulent tout et tout de suite. Ils ne se plient pas aux disciplines communautaires, sociales. Ils ont de la difficulté à entrer dans le monde des adultes. L’enseignement devrait leur donner une conscience sociale, au lieu d’en faire de futurs clients de la société de consommation.
Le sens du progrès, c’est l’accroissement du niveau de vie et des loisirs, accru dans la mesure permise par les conditions matérielles et techniques de la production. Or on ne fait que nous ressasser la complainte de la pénurie éternelle et de l’effort. Seuls fautifs : l’argent, la monnaie, les usages monétaires, une règle du jeu non adaptée à l’accélération du progrès technique, empêchant de récolter et de distribuer les fruits du travail.
Catastrophe, le fait de se libérer du travail ? Oui, mais pour ceux-là surtout qui vivent des mouvements d’argent dont le travail constitue l’un des supports.
La production a pour finalité le profit et non le besoin. Burnham l’a écrit il y a bien longtemps déjà avec une belle inconscience. Le troc, le bénévolat n’intéressent nullement la société de l’argent.
Les « ateliers d’immeubles ou de quartiers » ? Du folklore. Il faut ne pas connaître l’extrême complexité de n’importe quelle fabrication industrielle pour parler d’une telle éventualité. Il existe plusieurs dizaines de millions de produits et objets différents destinés au consommateur.
Voilà quelques unes des réflexions notées au fil de ma lecture et que je vous livre en vrac. Vous avez fait un pas très important, en posant correctement les données d’une question qui ne comporte qu’une solution : révolution économique, monnaie de consommation. Ne restez pas dans un vrai réformisme. Vous vous enfermeriez dans un cul de sac.
J’ai apprécié la densité du travail que vous avez fourni. Sur cette question je dispose d’une énorme documentation dont je voudrais vous faire profiter. Il faut continuer dans cette même voie. C’est un terrain peu commode où l’on se heurte à mille préjugés. Je vous souhaite bon courage et persévérance et, encore une fois, vous avez toutes mes félicitations et celles de mes nombreux amis et correspondants. »
[1] Déjà !!