Une grêve peut être sympathique et efficace


par  F. VASSEUR
Mise en ligne : 31 octobre 2007

Il y a de nombreuses années, La Grande Relève suggérait aux travailleurs de remplacer leurs grèves sur le tas par des grèves de gratuité, mais elle dut cesser parce que la loi interdisait ce type de grève.

Un avocat au barreau de Paris soutient qu’une telle grève est maintenant possible, et voici ses arguments :

En réaction à la volonté de l’Exécutif de réformer les régimes de retraite, notamment spéciaux, se profile un automne d’actions sociales : une première grève de cheminots est annoncée pour le 18 octobre.

Face à ce blocage annoncé, l’usager lambda (qu’il approuve ou refuse le train des réformes) se prépare à affronter le grand immobilisme : remise en état de la bicyclette achetée en décembre 1995, organisation de covoiturage, abonnement au Velib’ pour les plus chanceux, etc., en espérant que cela ne durera pas, ou peu, ou au moins sans conséquence grave sur leur contrat de travail, leur entreprise ou leur recherche d’emploi. Triste perspective qui va inévitablement renforcer l’attrait du “service minimum” dans les transports publics, bien qu’irréalisable (pour un service minimum de 3 heures le matin et autant le soir, il faut mobiliser 80 % des effectifs). L’exaspération, alliée à la popularité du Président de la République, conduira à réduire le droit de grève.

Et pourtant, la solution existe, cachée dans les tréfonds de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), lecture improbable du citoyen normal. Il y a cet arrêt du 17 juillet 2007, poétiquement dénommé Satılmı_ et autres c. Turquie [1].

Loin du tapage médiatique estival, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a fait sa petite révolution de Juillet en validant la « grève par gratuité ».

J’appelle « grève par gratuité » l’exercice du droit de grève consistant à ne pas facturer le service tout en continuant à l’assurer. À titre d’exemple, la bien connue (et fort appréciée) grève des péagistes : au lieu de bloquer l’autoroute, les barrières sont laissées ouvertes et le passage est gratuit.

C’est précisément cette situation qui était soumise à l’appréciation de la CEDH. Les requérants sont 42 ressortissants turcs résidant à Istanbul. Ils font partie des agents de péage des guichets du pont du Bosphore à Istanbul et sont tous membres d’un syndicat de la Confédération des travailleurs du secteur public (le KESK). En mars 1998 et février 1999, ces fonctionnaires contractuels quittèrent leur poste de travail dans le cadre d’actions de ralentissement du travail, permettant ainsi aux automobilistes de passer le péage sans payer.

L’administration turque intenta contre eux des actions en dommages et intérêts (remboursement du chiffre d’affaires perdu) auxquelles les juridictions turques firent droit. Condamner les grévistes à rembourser le chiffre d’affaires perdu par leur action collective, cela revient à l’interdiction de ce type de grève. Les grévistes ont estimé qu’une telle décision méconnaissait leurs droits à la liberté de réunion et d’association ainsi que leurs conditions de travail. Ils ont interjeté appel devant la CEDH en invoquant notamment l’article 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

La Cour leur a donné raison. Par son arrêt du 17 juillet 2007, elle casse les jugements de condamnation à remboursement en se fondant sur cet article 11. Ce faisant, elle légalise au niveau européen les grèves par gratuité.

La Cour avait à tenir compte d’une loi turque (n° 657) selon laquelle le fait de ne pas se rendre au travail ou de ralentir celui-ci est interdit aux fonctionnaires d’État. Ce qui n’est pas éloigné de notre futur service minimum. La Cour a considéré que, dans la mesure où elle visait à assurer le bon déroulement du service public, cette loi poursuivait un but légitime, la protection de l’ordre public.

Néanmoins, la Cour a considéré d’une part que le ralentissement de travail des requérants pour une durée de trois heures était une « action collective relevant de l’exercice des droits syndicaux », et, d’autre part, que les actions de ralentissement du travail avaient été décidées par le syndicat dont les requérants étaient membres et que les autorités concernées en avaient été informées au préalable.

La Cour en a conclu qu’en s’y joignant, les requérants ont usé de leur liberté de réunion pacifique pour défendre leurs conditions de travail, et que leur condamnation à indemniser leur employeur constituait une violation de l’article 11 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Les conditions édictées par la Cour pour la grève par gratuité semblent être les suivantes :

1) une action collective relevant de l’exercice des droits syndicaux,
2) décidée et organisée par un syndicat et
3) avec l’information préalable des autorités (et, à mon sens, de l’employeur).

Rappelons que les décisions de la CEDH ont autorité en France : d’ores et déjà, on peut en conclure que les grèves par gratuité sont désormais légales et entrent dans l’arsenal syndical.

Transposons maintenant la grève par gratuité dans le secteur des transports publics, dans lesquels le service minimum a vocation à s’appliquer : cela revient à ce que les employés de la RATP, SNCF, etc. fassent grève en rendant les transports gratuits, tout en continuant d’assurer le service.

Dans le respect des conditions posées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, nos chers cheminots pourraient décider de faire, le 18 octobre prochain, une grève par gratuité, ce qui présente un double intérêt :

Premier avantage, la grève par gratuité assure le service public de transport, indispensable pour notre économie et vital pour la liberté d’aller et venir des citoyens, première des libertés. En outre, le service public étant assuré, la grève par gratuité rend d’office inutile l’idée même d’un “service minimum” et enterre cette loi inapplicable.

Second avantage, l’action collective voit son efficacité renforcée : dans un système libéral, c’est bien en s’attaquant à la trésorerie de l’employeur qu’une négociation intelligente peut prendre place. Dans une grève par blocage du service, l’employeur perd aussi du chiffre d’affaire, sans toutefois le réaliser pleinement, puisque le service est arrêté. Dans une grève par gratuité où le service fonctionne à plein, non seulement l’employeur réalise de visu combien il perd, ce qui est un facteur psychologique capital pour la négociation, mais en outre il supporte la totalité des charges d’exploitation du service sans contrepartie financière : argument de poids !

Enfin, et peut-être surtout, la grève par gratuité est perçue comme sympathique par les usagers car ils n’en sont plus otages mais bénéficiaires : soyez certains, chers cheminots, que le peuple tout entier soutiendra vos revendications. Et le temps jouera pour vous…


[1nos 74611/01, 26876/06 et 27628/02 
adresse :
http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/portal.asp?sessionId=2254060&skin=hudoc-fr&action =request