Cher papa Raymond
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Mise en ligne : 31 octobre 2007
Dans la GR 995, Serge Bagu nous avait présenté Barradur, disciple du “meilleur économiste de France” : il revisitait alors l’Abbaye de Sainte Économie (décrite par J.Duboin dans son livre Kou l’ahuri).
Or cet été, voilà que Barradur a perdu son maître ! Il s’adresse une dernière fois à lui dans une sorte d’oraison funèbre, que Serge a pu nous communiquer :
C’est avec beaucoup de tristesse et d’émotion que, moi Barradur le bien nommé, je dois en ce jour funeste prononcer ton oraison funèbre ; heureusement mon deuxième papa, Edouard, est là pour me soutenir.
Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fait découvrir les vertus bienfaitrices du capitalisme et de la mondialisation. Aujourd’hui toute l’élite de la politique, de l’économie et de l’industrie te rend un hommage unanime, saluant l’homme d’État, le grand serviteur, et en France, le plus grand économiste … de l’économie de marché. Grâce à toi et à tes disciples zélés, les riches sont encore plus riches. Bien plus qu’avant la naissance de la Trilatérale dont tu fus l’un des membres les plus éminents et qui comptait parmi ses membres français Laurent Fabius, Patrick Devedjian, François Bayrou, Pierre Lellouche etc.
Plus de trente ans après ton passage à Matignon, la Bourse se porte bien, malgré parfois quelques défaillances ici et là, mais les Banques centrales réagissent toujours au mieux, pour que tout rentre dans l’ordre. Les actionnaires peuvent ainsi toujours profiter pleinement du soleil sur les îles des Antilles ou de l’océan Indien, ce qui prouve que les grandes lignes de ta politique, prises sous ton règne, étaient bonnes.
Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, avec le prolétariat qui ne cessait de réclamer toujours plus . Mais heureusement tes leçons sur une nécessaire austérité ont porté ses fruits et tes successeurs n’ont qu’un mot à la bouche : « De la rigueur, encore de la rigueur, toujours de la rigueur. » D’ailleurs ton traité sur l’économie est devenue une bible dans les universités.
Au final, les manants gagnent notre pain à la sueur de leur front, comme les ilotes dans la Grèce antique, ce qui prouve la véracité de notre concept : on ne peut pas s’épanouir dans les Arts, la culture et la finance si l’on doit en même temps s’occuper de l’intendance.
Quant aux chômeurs dont tu fustigeais le manque d’ardeur pour retrouver du travail, pas de changement, ils sont toujours aussi feignasses ; la preuve : ils sont encore bien plus nombreux que sous ton ministère, profitant ignominieusement des allocations trop généreuses de l’État. Mais notre nouveau Président, l’Empereur Sarkozy 1er, va leur redonner le goût du boulot : il détricote le tissu des acquis sociaux, cet argent qui n’aurait jamais dû nous échapper !
Dans l’ensemble, la populace semble satisfaite de son sort ; elle est très contente de s’adonner à toutes sortes de jeux qui ont été mis sur le marché : grattage, loterie, etc. Le culte de l’effort physique, du dépassement de soi-même bat son plein. Les sportifs de haut niveau sont les nouveaux dieux. On n’obtient de résultats qu’après d’intenses efforts. Pour vivre il faut le mériter. Les citoyens lambda emboîtent le pas. Il n’y a qu’à regarder leur visage exalté quand ils transpirent tous ensemble dans les clubs de remise en forme. Après l’effort, le réconfort, alors ils rentrent chez eux regarder avec ravissement le dernier sitcom en vogue et sont fin prêts pour reprendre vaillamment le boulot le lendemain. Mais chemin faisant ils n’oublient pas d’exhiber leur portable, dernière trouvaille de génie. Les commentaires vont bon train sur les derniers résultats des matches de foot, ce qui les dispense de réfléchir pendant le trajet et ils n’arrivent plus à l’atelier avec des neurones subversifs.
En dehors des heures passées à spéculer au palais Brongniart, je me rends chaque année avec plaisir à deux rendez-vous incontournables : le forum de Davos et une retraite salvatrice à l’Abbaye de la Sainte-Économie, afin de me débarrasser des scories prolétariennes. Que du beau monde ! Des gens bien comme il faut. L’Abbaye s’est enrichie de nouveaux venus au premier semestre 2007, et pas des moindres. Les chefs de l’opposition d’hier sont nos alliés aujourd’hui, tous sont séduits par Sarko 1er. À commencer par Bernard Kouchner qui piétinait depuis belle lurette sous le porche de l’Abbaye sans oser frapper à la porte. Pour le récompenser d’autant de patience, il a été promu directement ”père”. Père Kouchner, ça sonne bien. D’autres l’ont suivi de près : Frère Besson, véritable parangon de la félonie, il nous sera bien utile pour décrypter les paroles des uns et des autres. Puis Frère Strauss-Kahn, ton digne successeur, il a en effet cité, il y a peu, cette pensée qui fait maintenant fureur à l’UMP : « Il faut tout d’abord rétablir la confiance ». Avec ça on peut dormir tranquille sur les deux oreilles.
Frère Jacques Lang est entré à l’Abbaye en catimini par la porte de service, celle par où transitent les ordures. Il nous enseignera les propriétés du caméléon. Il y a aussi Frère Allègre, l’imbu par excellence, mais franchement il nous encombre. À vrai dire personne ne sait quoi faire de lui.
Des personnalités de la société civile ont également fait leur entrée, mais pour l’instant, s’initiant aux théories subtiles du libre-échange, édictées en l’an de grâce1803 par le vénéré père fondateur Saint Jean-Baptiste Say, elles effectuent leur noviciat. Parmi elles, les plus connues sont sans doute le novice Hanin, qui plus tard aidera frère Besson dans sa noble tâche, le novice Sevran qui dirigera la chorale et le novice Macias qui chante à tue-tête : « Toi Sarko, tu m’a pris dans tes bras ».
Au fait, papa, l’Abbaye se modernise. Il y a plusieurs télés dans la même pièce, mais je te rassure de suite : elles ne peuvent que suivre en direct les fluctuations des principaux marchés boursiers de la planète. Et Jean-Marc Sylvestre a remplacé Jean-Pierre Gaillard pour les commentaires.
Bien sûr, on était tenté par Internet. Mais je me suis aperçu chez moi qu’on pouvait, par inadvertance, tomber sur les élucubrations de Jacques Duboin, tu sais l’ectoplasme qui nous contredisait sans arrêt à l’époque. Eh bien, mauvaise nouvelle : sa pensée est toujours là, reprise par sa fille, une dénommée Marie-Louise, qui vient de sortir un bouquin dérangeant sur le monde financier : « Mais où va l’argent ? » — Dans nos poches pardi, ai-je failli lui répondre par courriel ! On a donc préféré faire une croix sur Internet, car moins on parle de Duboin, mieux on se porte.
Avant de te quitter papa, je voudrais te rassurer : tu étais au Val-de-Grâce lors de l’adoubement de Sarkozy 1er. C’est un peu mon jumeau puisque papa Edouard était son mentor. La grande relève capitaliste est donc assurée et je crois savoir que la nouvelle devise de la République Française sera bientôt : « Les riches n’ont que des droits et les pauvres que des devoirs »
Voilà cher papa ce que je tenais à te dire. Maintenant avec les amis de l’Abbaye, tous présents en ce jour douloureux, chantons en ton honneur la prière à notre Fondateur :
Ô Saint Jean-Baptiste,
Apôtre des Capitalistes
Que ton nom soit sanctifié
Et notre argent fructifié.
Amen.