Choses et Autres
Publication : 24 février 1939
Mise en ligne : 28 juin 2007
Un journal du matin donne tous les matins à ses lecteurs une petite leçon d’économie politique. Le texte en est publié en première page et en caractères gras, comme les paroles de l’oracle.
Dernièrement on pouvait lire ceci : Tous les économistes enseignent que, pour qu’un pays vive et prospère, il faut que ses manuels donnent 2.000 heures de travail par an !
Et voilà I Bien entendu on ne donne pas le nom des économistes qui enseignent de pareilles inepties. Car nous ne croyons même pas nos orthodoxes capables de dire qu’un ouvrier doit fournir 2.000 heures de travail manuel par an. Pourquoi pas 2.100 ou 1.900 ? Pour faire quel travail ? Pour fournir quelle production ?
Jamais un économiste ne s’est permis d’énoncer une pareille bourde, car enfin il est clair qu’on travaillait beaucoup plus il y a deux cents ans, et que l’outillage dont un pays dispose joue bien un petit rôle dans l’affaire.
2.000 heures par an, jusqu’à la fin des siècles et dans tous les pays !
Voilà ce qu’on a l’audace d’imprimer en premiere page, en l’an de grâce 1939 !
Et des milliers de lecteurs iront répéter ce bobard comme autant de perroquets.
Pour s’assurer de la docilité des lecteurs à avaler les choses les plus énormes, le dit journal a ouvert une rubrique : nos lecteurs nous écrivent...
C’est certainement la lecture la plus réjouissante que vous puissiez vous offrir. Les lettres signées « un vieux lecteur » battent, bien entendu, tous les records de la sottise.
Si le régime économique pouvait être remis d’aplomb par des mensonges, il y a longtemps qu’il se porterait commue le Pont-Neuf.
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Le camarade René Belin, secrétaire général adjoint de la C.G.T., écrit dans Syndicats qu’il faut se méfier des thèses connues et commodes sur l’abondance ; et des gens qui ont perdu le contact avec les réalités.
Il devrait se renseigner auprès de M. René Belin, administrateur délégué de Lorraine-Diétrich, qui, sans perdre contact avec les réalités, a trouvé le chemin de l’abondance.
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Notre ami Joseph Dubois fait une belle et intéressante conférence à Lille. Un auditeur, en particulier, donnait des signes manifestes de compréhension totale, car il fit observer très justement que tout ce qu’il venait d’entendre était bien triste pour le régime actuel.
Ensuite un planiste vint exposer le fameux plan des planistes pendant un bon quart d’heure. L’auditeur, qui avait compris, demanda une seconde fois la parole pour dire mélancoliquement que si tout cela était bien triste pour le régime, il ne voyait nullement la nécessité de faire de plus un stage à Charenton.
Qui se douterait, à voir l’apathie actuelle des gens, que nous vivons en ce moment une période fabuleuse de l’humanité ?
Les gens continuent à se bousculer pour conserver leurs petits avantages, et chacun agit comme si la situation actuelle devait s’éterniser. Pourquoi cette apathie ? C’est le résultat des apéritifs, de la grande presse, de la radio, et de la Loterie Nationale. Comme abrutissement collectif, il est difficile d’imaginer mieux.
Et quand l’un de ces mollusques ambulants fait le geste de s’éveiller, c’est pour entendre un planiste qui lui bourre encore le crâne.
Alors il se rendort bien vite après lecture des journaux du soir...
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Henri-Claude, dans Libération, dit du plan Pichot tout ce qu’il mérite. Sous le nom d’organisation professionnelle, c’est le retour à la corporation. Pourquoi pas à l’empire romain ?
Comme la profession exigera de moins en moins de personnel, elle créera toujours moins de pouvoir d’achat. Alors à qui vendra-t-on les produits de la profession réorganisée ?
Sous une forme discrète, l’organisation de la profession c’est le trust. On élimine les concurrents les plus faibles, ou l’on interdit l’accès de la profession aux nouveaux venus.
C’est tourner le dos aux réalités et on est surpris que Pichot se soit laissé circonvenir à ce point. Combattre les trusts et être partisan des ententes industrielles parait être le comble du confusionisme.
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Liberation, l’organe des J.E.U.N.E.S. a maintenant beaucoup de tenue. On sent qu’elle est rédigée par des gens sérieux qui savent ce qu’ils écrivent.
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Frossard est parti sur le thème facile ; il nous faut 5.OO0 avions. Avec quoi Frossard les paiera-t-il ? Où trouvera-t-il des crédits ? dans la quatrième dimension ?
Il est puéril de nous donner l’exempIe de l’Allemagne, car nous sommes encore des libéraux confits dans l’orthodoxie, alors que, sous le rapport de la production, Hitler a déjà envoyé promener la monnaie libérale et le régime des comptes. Toute la force des totalitaires se mesure à la distance qui les sépare de l’orthodoxie. Et tout en convenant que le régime totalitaire est très loin de notre idéal et qu’il n’a rien de définitif, nous sommes obligés de reconnaître, qu’au point de vue économique, il est en avance, sur nous.
On se rappelle que le Sénateur-Colonel Fabry a fini par reconnaître que, si l’on était en guerre, on réussirait bien à construire cinq mille avions. C’était avouer, sans s’en douter, qu’on envoie promener l’orthodoxie toutes les fois que le salut du pays l’exige. Alors qu’attend-on aujourd’hui ? Et pourquoi Frossard, qui s’est prétendu socialiste, a-t-il déjà oublié qu’un régime socialiste peut créer ce qu’il veut parce qu’il ne se soucie pas du profit ?
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M. Charles Rist sombre clans la maladie de l’or ! Il n’y a pas assez d’or... Il écrit froidement cela au moment où l’or n’a jamais été aussi abondant. Cher Monsieur Rist, l’or va prendre la place des matières premières dans les pays qui possèdent de tout, comme les Etats-Unis, et qui peuvent vendre des matières premières à ceux qui ont encore de l’or. Mais les Etats-Unis ont tellement d’or qu’ils le stérilisent. Et les Etats-Unis battent tous les records du chômage alors que, possédant bientôt tout l’or du monde, ils devraient connaître la folle prospérité.
L’or ne circule plus parce que les échanges ne s’effectuent plus. L’or n’a jamais servi qu’aux échanges. Vous dites qu’il n’y a pas assez d’or, alors que vous devriez dire qu’il n’y a pas assez d’échanges. Mais cette constatation vous obligerait à désapprendre ce que vous enseignez...
Alors vous préférez renchérir sur les fantaisies des frères Guillaume ou de M. Coutrot qui traitent l’économie par I’algèbre... Après eux, on peut tirer l’échelle.