L’effet pour la cause
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Mise en ligne : 31 mai 2007
Dans notre précédent numéro, un étudiant en sociologie de l’université de Nancy, Axel Othelet, sous le titre “Pour une révolution écolologique” lançait un cri d’alarme, et citant Hervé Kempf, il appelait les autorités à imposer un « grand coup de frein à l’accélérateur du modèle de développement des pays riches » par une contrainte forte à l’égard des individus responsables de gâchis. Dans la réflexion ci-dessous Roland Poquet, qui se réfère au même ouvrage de Kempf, vient à point pour rebondir sur ce sujet :
Faute de révéler la seule cause des dangers qu’encourt l’humanité – des structures monétaires qui favorisent le développement outrancier d’un capitalisme actionnarial – nombre d’observateurs, au terme d’analyses précises et documentées, prennent systématiquement l’effet pour la cause. La dernière parution du journaliste Hervé Kempf [1], “Comment les riches détruisent la planète” [2], fait partie de ces ouvrages qu’il faut avoir lus mais dont les conclusions sont sans surprises tant les remèdes avancés apparaissent dérisoires, voire empreints de naïveté, face aux défis qui nous sont lancés.
Changement climatique, développement du nucléaire, atteinte à la biodiversité, prolifération des OGM … l’auteur accumule les faits et les statistiques sur la double crise, écologique et sociale, à laquelle nous assistons. À n’en pas douter, ses analyses, et même ses intuitions, sont pertinentes. Le réchauffement climatique, s’il se poursuit, transformera la plus grande partie de la surface du globe en désert ; pire, l’activité humaine peut s’avérer impuissante à corriger ce déséquilibre, aussi lourd de conséquences que celui qui a fait disparaître les dinosaures de la surface du globe il y a 65 millions d’années. D’autres catastrophes sont envisageables : une mise à mal de la biodiversité qui entraînerait l’apparition d’organismes inconnus capables de faire disparaître l’homo sapiens, un arrêt brutal de la croissance américaine qui, par ricochet, perturberait durablement les économies des pays industrialisés ou non, une crise énergétique profonde dont les signes avant-coureurs sont déjà sous nos yeux …
Bref, une crise globale dont l’agent principal est, selon Hervé Kempf, une oligarchie prédatrice qui privilégie « l’objectif de croissance matérielle », le « maintien des privilèges » et « l’accumulation des profits ». Chaque jour lui donne raison. Dans son édition du 24 mars 2007, le quotidien Libération publie un article de Grégoire Biseau intitulé “La folle semaine des sorciers du grand capital”. Article édifiant s’il en est. En une semaine en effet, ont défrayé la chronique économique et boursière trois rachats-regroupements-restructurations dans trois domaines différents de l’économie française : eau, banque et automobile. La société Saur, numéro 3 de la distribution de l’eau, achetée à Bouygues 1,037 milliard d’euros, est revendue 1,72 milliard d’euros deux ans après. Gain : 700 millions d’euros empochés par le fonds d’investissement PAI Partners. Mieux : une banque réussit l’exploit de dicter sa loi avec seulement 1% du capital d’une multinationale. Enfin un équipementier automobile se sert de son fonds d’investissement pour écarter deux autres concurrents et faire grimper le capital du groupe.
La tentation est grande d’accuser les hommes. Visiblement, les riches provoquent toutes les occasions visant à accaparer toujours davantage de richesses et se présentent du même coup comme les responsables du retour de la pauvreté : 3,7 millions de pauvres en France en 2003 selon la définition française (personne seule qui gagne moins de 50 % du revenu médian [3]) et 7 millions selon la définition européenne (moins de 60 % du revenu médian), soit 12,4 % de la population. Circonstance aggravante : les pauvres sont avant tout des jeunes, pleins d’avenir dans la pauvreté. À l’autre bout de l’échelle sociale, des riches toujours plus riches : en 1990, le sujet américain moyen était 38 fois plus riche que le Tanzanien, aujourd’hui il l’est 61 fois ! En quatre ans, les émoluments des patrons des entreprises du CAC 40 ont doublé, pour atteindre une moyenne de 2,5 millions d’euros annuels. Un hyper-riche touche plus qu’un million de ses “frères humains” les plus pauvres. Cette « secte mondiale des goinfres goulus », selon l’expression d’Hervé Kempf, dont les enfants « s’amusent comme des fous tristes », crée une « oligarchie…aveugle à la puissance explosive de l’injustic…à la dégradation des conditions de vie humaine et (à la) dilapidation des chances des générations à venir ».
Faut-il pour autant s’attaquer aux riches et à la richesse ? Avant de répondre à cette question, l’auteur nous gratifie d’un détour par la démocratie. Cette « oligarchie mondiale veut se débarrasser de la démocratie et des libertés publiques qui en constituent la substance ». L’alibi du terrorisme a permis la mise en place d’un réseau de surveillance des individus (qui s’étend également aux transactions bancaires), d’un arsenal de guerre aux pauvres qui se traduit par un taux d’incarcération jamais atteint (2,2 millions de personnes dans les prisons des États-Unis en 2005) et d’une criminalisation de la contestation publique. Bref, le capitalisme n’a plus besoin de la démocratie.
Cette parenthèse (fort utile) étant fermée, Hervé Kempf propose quelques remèdes à cette crise de civilisation. Après avoir repris l’antienne habituelle (il n’y a pas d’alternative à cette situation depuis l’effondrement de l’URRS et l’échec du socialisme en France au début des années 80), l’auteur n’a plus qu’à se tourner vers un réformisme de bon aloi. Après avoir égratigné au passage la notion de “développement durable” qui n’a pour fonction que de maintenir les profits et les habitudes, il avance quelques mesures pour renflouer ce bateau qui prend eau de toutes parts : puisque la production est suffisante, stoppons la croissance matérielle ; taxons davantage les groupes aux revenus conséquents afin d’augmenter « le bien-être des moins bien lotis » et de fournir « des fonds aux projets sociaux utiles » ; en un mot, il faut aller vers une “décroissance matérielle” tout en demandant aux hyper-riches et aux habitants d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon (1 milliard d’habitants au total) de réduire leur consommation matérielle. Mais « les hyper-riches, la nomenklatura, se laisseront-ils faire ? » demande-t-il.
Etouffons un fou-rire discret pour signaler à cet éminent journaliste que les hyper-riches, cette nomenklatura abusive et prédatrice, de même que les classes aisées, les classes moyennes et les millions de pauvres des continents et pays précités, ne font qu’adhérer ou se soumettre à une règle du jeu qui, au gré des hasards, tantôt les favorise, tantôt les défavorise. Réduire la croissance matérielle dans un système qui s’alimente de manière exclusive et impérative à cette croissance, c’est bien sûr détruire le système, mais aussi précipiter des millions de personnes dans le chômage et la pauvreté. Le passage, dans les années 70, à une financiarisation de l’économie a eu pour conséquence politique directe l’abandon des pouvoirs nationaux aux actionnaires des multinationales. Peu importe que ceux-ci soient motivés par l’appât du gain, ou par le pouvoir, ou par le ressort d’une « rivalité ostentatoire qui vise à exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs », selon Thorstein Veblen. Dans un système économique et financier fondé sur la concurrence, la rivalité et l’inégalité, pour lequel l’accroissement des biens matériels de tous ordres est une nécessité vitale, il n’est pas sérieux de réclamer une « automodération de l’humanité », un « ancrage du social dans l’écologie », une « articulation de l’impératif de la solidarité à la diminution des consommations », pas plus que de compter sur un « transfert des richesses de l’oligarchie vers les services publics », sur « une fiscalité pesant davantage sur la pollution et sur le capital que sur le travail », sur « le réveil d’un mouvement social » et sur « une résorption du chômage » - « une donnée largement construite par le capitalisme pour s’assurer de la docilité populaire » (sic), toute évocation de la révolution informationnelle étant absente du discours de l’auteur. Quand comprendra-t-on, et admettra-t-on, que le moteur du capitalisme est mû de moins en moins par les riches (leur richesse est une conséquence) mais par une cause objective, aveugle et redoutable : une monnaie circulante qui se crée et se détruit à la seconde, permet la spéculation et, par son accumulation, provoque tous les désordres et amène tous les dangers ? Le réalisme consiste à réclamer une monnaie de durée limitée ayant pour seul pouvoir de faciliter l’accès harmonieux aux biens matériels et immatériels. Dès lors naîtra une société plus soucieuse du développement humain que de la jouissance de biens matériels. Mais cela réclame un courage politique que l’on est loin de voir poindre à l’horizon.
[1] Journaliste d’investigation, notamment à Courrier International puis au Monde.
[2] Edité au Seuil, Janvier 2007.
[3] Le revenu médian était, début 2006 en France, de 1.254 euros mensuels, ce chiffre étant compris comme net de cotisations et intégrant les transferts publics, par exemple les allocations familiales.