La nature a horreur du vide
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Publication : janvier 2002
Mise en ligne : 27 janvier 2007
Voici, écrit le 9 novembre à Berkeley et traduit par Marc Devos, le témoignage d’un Américain, C.Steiner, connu pour avoir collaboré avec Berne à la fondation de l’Analyse Transactionnelle, et participé avec le mouvement de psychiatrie radicale au soutien des opposants à la guerre du Vietnam. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’autre face du pouvoir...
Deux mois ont passé et nous continuons à chercher une signification aux événements du 11 septembre. Ici aux États-Unis, nous avons d’un côté le discours simpliste du châtiment mérité, de l’autre le discours insipide de la masse chauvine : “USA ! USA !! USA !!!” au sujet de ces lâches terroristes qui envient les bons et libres américains !
Entre ces impasses extrêmes, beaucoup de questions se posent. Est-ce un affrontement historique entre cultures ? Est-ce l’Islam qui est en jeu ? Est-ce de l’intégrisme religieux ? Est-ce une conspiration pour déstabiliser le Moyen-Orient ? Est-ce de l’anti-américanisme, justifié ou non ? Est-ce lié au monde moderne ? Est -ce au sujet d’Israël ? De la chrétienté ? Du racisme ? Du mal ?
Blaise Pascal avait remarqué, au 17ème siècle que lorsqu’on faisait le vide d’air dans un récipient, une pression constante se manifestait pour le remplir, et il en avait déduit que : « la Nature a horreur du vide ». L’observation de Pascal peut être généralisée en disant que la Nature va tendre à corriger tout déséquilibre en son sein, et que plus grand est le déséquilibre, plus grand est son effort pour le corriger. Une telle loi, qui vise à réduire tout déséquilibre, opère à tous les niveaux de complexité de la nature, depuis la physique jusqu’aux interactions sociales hautement élaborées. Quand se développent des inégalités, les mécanismes naturels pour les réduire augmentent et l’explosion (ou l’implosion) est d’autant plus forte que les inégalités sont grandes.
D’énormes déséquilibres se sont développés tout au long de l’Histoire et la Nature les a toujours réduits. Les empires s’écroulent inévitablement : l’empire Ottoman a succombé au chaos interne, l’empire Romain sous l’assaut des barbares, l’empire Espagnol à la révolte. Famine, peste, guerre sont des moyens par lesquels s’applique cette loi de l’entropie.
Un déséquilibre de dimension globale s’est créé depuis la fin de l’équilibre “difficile” de la guerre froide. D’un côté, les millions de “possédants” du monde avec toutes les ressources, ayant les plus haut standards de vie, la prospérité et l’abondance, concentrés à l’Occident avec à leur tête les États-Unis. De l’autre coté, les milliards de “non-possédants”, à l’intérieur de l’Occident et dans le reste du monde, qui ont froid, sont malades, désespérés, en colère en tentant de survivre.
La technologie et le capitalisme ont un impact important sur ce processus. Associée au “laisser faire” du capitalisme, la technologie explose et les déséquilibres produits croissent de manière exponentielle. L’inégalité croissante entre riches et pauvres sur cette terre est devenue une évidence sinistre. Bien avant les événements du 11 septembre, beaucoup se sentaient mal à l’aise avec ce développement implacable ; vivre cela était pour moi comme être enfermé dans la cave avec une énorme chaudière chauffée à rouge qui augmentait implacablement sa pression de vapeur : est-ce qu’elle va exploser ou tenir ? Combien de temps avant que ça pète ? Quels seront les dégâts ? Y a-t-il moyen de baisser la pression ? Un triste symptôme de ce déséquilibre était l’arrogance pompeuse et égoïste de certains à la réussite prospère qui semblaient contaminés par une maladie mentale caractérisée par d’énormes voitures tout terrain à 30.000 $, suceuses d’essence et devenues une mode au sein de la classe moyenne de l’Ouest. Cette maladie infiltrait tous les niveaux, d’un côté l’absurde confiance en soi des citoyens moyens qui épuisaient leurs cartes de crédit, de l’autre, le rejet par le gouvernement Bush, sans protestation de la population, des accords de Kyoto sur le réchauffement global, de la conférence de l’ONU sur le racisme, l’abandon par les États-Unis de leurs responsabilités au Moyen-Orient pendant qu’ils refusaient de payer leurs dettes à l’ONU.
Le 11 septembre peut être vu comme la manifestation de la haine que voue la Nature à ces déséquilibres devenus incontrôlés. La violence des événements du 11 septembre révèle moins de choses sur les terroristes, les talibans, l’Islam ou le Moyen-Orient qu’elle n’en révèle sur la pression du déséquilibre qui s’était accumulé et a été réduit, d’une certaine manière, par leur action. Ben Laden est une explication facile pour tout ce qui nous fait mal, mais ce n’est qu’un moyen particulièrement vicieux de la Nature pour remettre de l’ordre. Elle reprend sa place par n’importe quel moyen si nous transgressons trop ses lois. Plus haut on monte, de plus haut on tombera, on dansera dans les rues et on brûlera des drapeaux tout autour du monde.
Tout était allé trop loin : le 11 septembre a été une remise à niveau explosive. Beaucoup ont dit que le sentiment d’arrogance diminue aux États-Unis malgré la campagne de propagande de Bush pour regonfler les Américains en leur demandant de consommer. Mais nous ne pouvons plus dormir, nous nous inquiétons tous, nous restons près de chez nous, nous nous connectons au web, nous nous entraidons, nous réfléchissons, nous sommes concernés, nous discutons, nous écoutons, nous cherchons des réponses et peut-être maintenant pourrons-nous trouver une réponse à la plus vaste question de ce siècle : l’humanité survivra t elle ? Et pas seulement le premier monde. Et si oui, comment ?
Nous, les humains sommes d’étranges créatures. Avec nos cerveaux surdimensionnés nous avons réussi à tromper la nature, à nous reproduire et à survivre avec tant de succès que maintenant nous menaçons d’étouffer la biosphère dont nous dépendons. Instinctivement nous recherchons l’individualisme, la perfection et le contrôle. Ces tendance compétitives naturelles nous conduisent à de grandes inégalités, mais nous pouvons aussi bien choisir consciemment de partager, coopérer et nous soucier des autres.
Notre plus puissant outil de survie est aujourd’hui notre cerveau rationnel. Second en importance après cela vient notre amour pour nous-mêmes et les autres. Le formidable pouvoir de notre esprit avec son besoin de vérité, combiné avec une ferme détermination d’aimer et de préserver la vie est notre seule issue.
Nous pouvons utiliser notre intelligence à contrôler notre recherche constante des inégalités de pouvoir, pour nousmêmes et les autres. Beaucoup a déjà été fait. La démocratie, le système judiciaire, les programmes d’aide publique, l’impôt progressif, la législation anti-monopole étaient tous destinés à modérer la tendance humaine à créer des déséquilibres, avec le désir de prendre soin les uns des autres. En fait, Islam, Christianisme et Judaïsme partagent un de leurs plus importants préceptes : prendre soin des pauvres. Ces mécanismes sont pourtant imparfaits dans tous les pays et n’existent même pas à un niveau global.
Nous sommes conscients des transactions d’abus de pouvoir et des violences qui développent l’inégalité aussi bien que des attitudes coopératives qui la modèrent. Nous pouvons apprendre et enseigner ces outils d’égalité de manière simple, directe et efficace que les gens peuvent acquérir où qu’ils vivent ou qu’ils travaillent. C’est ce dont nous avons besoin à un niveau personnel, national et global et, nous tous, en tant que parents, enseignants, couples, responsables politiques ou religieux, nous pouvons oeuvrer pour que cela se fasse.