Le cycle humain
par
Publication : août 2002
Mise en ligne : 6 janvier 2007
Un autre texte retrouvé par un de nos correspondants était ainsi présenté :
« Après les destructions de la guerre, les usines travaillaient, la “production” battait son plein. Les idées “abondancistes” d’une “économie distributive” se faisaient jour, utopiques pour l’actualité politique de ce temps. Certains d’entre nous peuvent s’en souvenir. Marc, cependant, perçoit là une orientation juste, un des signes précurseurs d’une aube nouvelle qui point dans l’histoire humaine, ce grand “cycle humain” géologique et cosmique dont les phases se déroulent sur des centaines de milliers d’années. S.B. »
Il s’agit d’extraits d’un exposé fait il y a une cinquantaine d’années, à Genève, par M.A. Rohrbach, fondateur en 1947 de l’Institution JEAN [*]. Le voici :
Il s’étale sur des centaines de milliers d’années. Trois périodes nous sont perceptibles : celle de la jouissance, celle de l’acquisition et celle de la distribution.
L’humanité ayant été formée au sein d’une nature abondante, l’homme y vivait comme en un paradis. Il jouissait des choses, leur donnait un nom (rudiments de langage) mais n’avait pas de conscience ni de jugement. Au déclin de cette période, apparaît un sentiment qui en précipite la fin et déclenche le mécanisme d’une nouvelle période : celle de l’acquisition. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Dès lors, la conscience “du bien et du mal” doit être acquise, de même que toutes les qualités qui en découlent. Le sentiment du mal est provoqué par la perception de qualités manquantes. La personnalité se développe, ainsi que l’intelligence, les connaissances acquises et les expériences personnelles ou sociales. Mais toute la période est caractérisée par une forme morale constante qui imprègne toutes les civilisations, y compris la civilisation actuelle. La nécessité de l’acquisition entraîne le fait de la concurrence (loyale et déloyale) ; cette période est celle des échanges et du commerce.
Même les religions sont empreintes de commerce à des degrés divers. L’effort deux fois millénaire du christianisme n’y a rien changé, car le christianisme est né au déclin de cette période pour en former une nouvelle : celle de la distribution.
Les événements présents caractérisent donc la période de transition entre l’ère de l’acquisition et celle de la distribution. Le cycle de l’acquisition se termine et s’écroule dans une concurrence destructrice mondiale ; les valeurs morales s’écroulent également ainsi que le respect de la personnalité humaine. Nous assistons à une décomposition littérale de toutes les lois qui régissaient (d’une manière immuable, semblait-il) la période des acquisitions.
Cette décomposition est précipitée par la guerre, accélérée par l’affolement des hommes, accentuée par tous ceux qui s’attachent à ce qu’ils possèdent. Le christianisme, né il y a deux mille ans, présente deux aspects : celui de son existence liée à la période des acquisitions (et, dans ce cas, il a tous les caractères de cette période dont il précipite la chute et qu’il ne sauvera pas) et le caractère de sa réalité propre qui est de préparer l’ère nouvelle où il se déploiera dans toute sa pureté. Cette ère nouvelle est celle de l’économie distributive dont les formes peuvent être intuitivement perçues ou intelligemment déduites du message chrétien.
La responsabilité humaine :
diminuer le temps des épreuves douloureuses
Ce passage d’une phase à l’autre de l’histoire humaine est indépendant de notre volonté. Nous n’y pouvons rien changer ; il est du ressort de la responsabilité divine. Mais les formes et la durée de ce temps de transition dépendent du comportement humain.
Ici, cette étude devient quelque peu délicate parce qu’elle suppose le lecteur au courant des lois qui régissent la vie mentale et spirituelle. Des rapports intimes unissent les pensées des hommes et les événements. Leur évidence découle principalement du sentiment intérieur qui résulte de l’expérience pratique. Un exposé comme celui-ci ne peut que souligner la nécessité de cette expérience ; celle-ci est une transposition sur le plan de l’observation technique de ce qui, dans le christianisme, est présenté sous l’angle de la “foi”. Elle conduit à la conclusion que la personnalité humaine ne s’étend pas seulement dans les limites du corps et de ses actions, mais aussi (et surtout) jusqu’aux limites de tout ce qui peut être perçu, “incluant” donc en elle les événements dont elle est le témoin ou l’acteur. La guerre et ses destructions, le monde nouveau et ses espoirs, sont des faits intérieurs à l’âme humaine, à l’élaboration desquels elle prend une grosse part. Les batailles, les révolutions, les tentatives de reconstruction, sont des effets de cette élaboration intérieure plus ou moins heureuse. La guerre de 1914, comme celle de 1939, sont des transferts sur le plan matériel de conflits admis et nourris au sein de l’âme humaine. Les “chefs” ne pourraient pas déclencher de tels cataclysmes si ces derniers n’étaient pas admis d’avance dans le “cœur” humain, malgré toutes les protestations d’innocence qu’on prodigue pour tenter de masquer nos responsabilités personnelles.
L’expérience individuelle définit la tâche et les responsabilités de chacun. Il est des êtres d’élite qui ont accepté de précipiter les conséquences de la guerre afin de rendre plus évidente sa mission destructrice. Et il est des égoïstes qui s’attachent au monde nouveau parce qu’il est plus riche d’espoir que le monde qui sombre…
Ici encore, il faut se garder de tout jugement qui, dangereusement, classerait les hommes en “bons” et “mauvais” suivant qu’ils paraissent être d’un côté ou de l’autre de la limite qui sépare le monde ancien du monde nouveau.
La pensée humaine, qui a su concevoir la guerre et ses énormités, peut aussi concevoir la paix et ses obligations. Le drame de la génération actuelle ne réside pas dans le fait qu’elle participe à un “changement de monde”, mais bien dans l’incapacité où elle se trouve de s’adapter d’emblée à un changement dans les règles de base qui président à la conduite de la vie.
D’où vient cette incapacité ? Les hommes ont produit des biens matériels innombrables. Au lieu de regarder vers l’avenir afin de comprendre la signification d’une telle abondance, ils ont adoré leur propre production et s’en sont rendus esclaves. L’idée de propriété a surclassé celle d’utilité et, dès lors, la “distribution” n’était plus concevable parce qu’elle s’opposait à l’acquisition du profit. C’est alors qu’il a fallu défendre ce qui n’était plus défendable ; les guerres économiques sont nées, puis avec elles, la guerre brutale des canons et des tanks. Dans le passé, les hommes se battaient parce qu’ils manquaient de produits, nécessaires à leur existence. Mais, ayant obtenu ces produits en surabondance, ils se battent maintenant parce qu’ils ne veulent pas admettre que cette production appartient à tous par le seul fait de sa capacité de satisfaire aux besoins.
L’époque est désormais révolue où l’homme pouvait encore appliquer à lui-même les lois qui président à l’évolution du règne animal. La pensée de l’homme s’est fixée sur sa production au lieu de s’ouvrir à sa destinée magnifique ; elle subit actuellement une crise terrible au cours de laquelle elle apprend à connaître l’ampleur de son erreur et l’immensité merveilleuse de l’espoir qu’elle porte en elle.
[*] J, comme jeunesse d’esprit E, comme éducation de soi-même A, comme ardeur à l’ouvrage N, comme noblesse de comportement.