Lettre à un député de gauche, réélu.

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par  P. DERUDDER
Publication : août 2002
Mise en ligne : 6 janvier 2007

Le…

Monsieur X
Député de la Neme circonscription de Y
Assemblée Nationale
126, rue de l’Université
75007 PARIS

Monsieur le Député,

Je fais partie de ces Français qui ont eu bien du mal à se prononcer, qu’il s’agisse des présidentielles ou des législatives car je ne me suis reconnu dans aucun des projets politiques proposés par les uns et les autres, sauf en Pierre Rabhi, mais le connaissez-vous ? Je suis allé voter toutefois, non pour marquer mon adhésion mais en simple hommage à ceux qui se sont battus hier pour obtenir le suffrage universel et par respect envers ceux qui, dans le monde, sont privés de ce droit.

Je vous ai élu sans pourtant vraiment voter POUR vous, mais vous êtes si prompts les uns et les autres à interpréter, selon ce qui vous arrange, le “message des Français” au travers du bulletin qu’ils ont glissé ou non dans I’urne, que je préfère vous dire clairement mon message. J’ai, en son temps, écrit à Monsieur Jacques Chirac pour lui dire que, de la même façon, je lui avais apporté mon suffrage au deuxième tour, non par soutien à sa politique mais par crainte d’avoir bien pire. Est-ce que cela fait partie de “l’exception française” que d’élire les borgnes pour ne pas être guidés par les aveugles ? J’aimerais me passer d’une telle exception, mais je dois avouer que j’en suis réduit à cela pour le moment, et je tenais à vous le dire, non pour vous blesser mais pour vous éclairer. D’ailleurs, je tiens aussi à préciser que ce sont les actes de la classe politique que je critique, non les personnes que je respecte profondément et chez qui je salue le courage et l’engagement.

Vos amis clament haut et fort que le précédent gouvernement a sans doute été le meilleur de la Vème république et que cette défaite est contradictoire et injuste. Non elle est méritée car en tant qu’électeur de “gauche” je me sens trahi :

Trahi parce que depuis 20 ans que la gauche est majoritairement au pouvoir en France et en Europe vous n’avez pas su définir ce qu’était la gauche aujourd’hui. Je ne me reconnais plus dans ce clivage traditionnel qui voudrait que la gauche soit une force de progrès et la droite de régression. Je vois chez les gens dits de droite autant de générosité et d’humanisme. Le monde s’est déchiré pendant des siècles en se recommandant de Dieu, j’aimerais que les partis politiques cessent de se déchirer la France au nom des valeurs républicaines en se recommandant tous d’elles. Ces mots et ces slogans ne sont que des vases vides que chacun remplit à sa guise. La gauche d’aujourd’hui ne doit plus s’ancrer dans l’ancienne tradition de la défense de l’opprimé contre l’oppresseur. Le choix est bien au dessus de cela. Nous vivons à une époque de l’histoire de l’humanité qui incite à un choix plus existentiel.

Jusqu’à il y a peu de temps encore, les hommes ont vécu dans le manque et la précarité naturelle. Naturelle parce que les hommes n’avaient encore ni les connaissances ni la technologie pour assurer la survie à tous. C’est donc la logique de l’AVOIR qui s’est imposée. Quand on a peur de manquer et donc peur de mourir, l’être humain est porté spontanément à PRENDRE pour survivre et à DOMINER pour avoir accès à ce que plusieurs convoitent au même moment. Cette logique est cruelle car les acquis de l’un se font toujours au détriment des acquis de l’autre, mais dans ce contexte historique de manque, nous lui devons la survie de l’espèce.

Depuis le XlXème siècle, l’homme a développé une masse de connaissances et de techniques qui lui permettraient aujourd’hui, s’il le voulait vraiment, d’assurer à l’ensemble des 6 milliards d’individus qui peuplent la planète, non seulement la satisfaction de leurs besoins essentiels, mais aussi l’épanouissement dans toutes leurs dimensions. Pourtant, non seulement la misère ne régresse pas dans le monde, mais elle s’étend chaque jour un peu plus. Pourquoi ? Parce que nous pensons et gérons l’abondance d’aujourd’hui avec la pensée et les méthodes avec lesquelles nous répondions à la pénurie d’hier. L’inadéquation de nos pensées et de nos actes est responsable de la misère du monde qui de naturelle est devenue artificielle. Oui, hier le défi consistait à produire plus pour avoir plus, condition essentielle à la survie. Héritière de cette tradition la droite est convaincue que pour permettre à l’être humain d’ÊTRE heureux il faut en premier lui permettre d’AVOlR l’environnement matériel propice. C’est pourquoi toute sa stratégie se résume à soutenir la croissance. La défaite de la gauche tient à ce qu’elle défend en parole la suprématie de l’ÊTRE mais enfourche dans les faits le même cheval de l’AVOIR.

L’action de la gauche, au XlXème siècle et au début du XXème a consisté à défendre les droits des travailleurs, à l’époque non reconnus et à créer des conditions de vie globalement plus justes, plus harmonieuses, plus humanistes. Elle avait entièrement sa place et son apport a été déterminant. Mais l’enjeu n’est plus le même aujourd’hui. Nous avons le recul suffisant pour réaliser que la logique de l’AVOIR conduit l’être humain à sa perte. Le dogme de la croissance permet peut-être de créer des emplois (ou de les voir disparaître moins vite) mais est une insulte au bon sens auquel nous invitent pourtant les clignotants écologiques depuis déjà trop longtemps au rouge. La place de la gauche aujourd’hui est d’être fondatrice de la société de l’ÊTRE. C’est ce que vous voulez être, mais c’est là que vous vous prenez les pieds dans le tapis. Le discours est une chose, les actes en sont une autre, et là je me sens trahi.

Je vous reproche, à vous la gauche, d’avoir contribué à faire de la démocratie une caricature. La chambre où vous allez siéger ne représente pas le peuple français, ni dans la forme, ni dans le fond, et quand hier vous étiez aux commandes, vous ne parveniez à entendre que lorsque la foule descendait dans la rue.

Je vous reproche, à vous la gauche, de vous être fait une fierté de conduire les affaires publiques comme s’il s’agissait d’une entreprise privée, au lieu d’expliquer aux gens qu’intérêt collectif et intérêt particulier ne sauraient répondre à la même règle du profit financier. J’attendais de vous que vous aidiez les Français à faire la différence et à se déterminer quant aux règles applicables à chacun.

Je vous reproche, à vous la gauche, d’avoir bradé la souveraineté des États à des organismes supra-nationaux non élus qui, forts des pouvoirs que vous leur avez abandonnés, dirigent maintenant le monde. L’Europe est en réalité dirigée par le lobbying qu’exercent auprès de la Commission de Bruxelles les transnationales européennes, soutenues en cela par les américaines, et inféodée au trio infernal de l’Organisation Mondiale du Commerce, de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International qui est responsable de l’aggravation de la pauvreté, de la détérioration de la planète et du néo-colonialisme qui asservit les pays pauvres par la politique qu’il impose avec les méthodes les plus odieuses.

Je vous reproche, à vous la gauche, d’avoir signé les accords ignominieux pondus par ces organes et qui conduisent pas à pas les États à laisser le droit du commerce l’emporter sur le droit des peuples à s’autodéterminer.

Je vous reproche, à vous la gauche, de n’être porteur d’aucune vision et de ne proposer qu’une façon à peine différente de bouger les pions sur un jeu d’échec dont vous dénoncez pourtant tous les jours l’iniquité. J’attendais de votre part que vous proposiez de jouer à un autre jeu car on sait qu’à celui là, nous perdrons tous à terme. Sans doute que nos retraites, le montant du SMIC, le système de santé ont de l’importance, mais j’attendais de vous que vous nous parliez du voyage plutôt que de ramener le débat au niveau des pièces du moteur. C’est la vision du voyage qui détermine le type de véhicule pas l’inverse. Vous nous avez fait vivre les soucis du mécanicien, pas l’aventure du pionnier.

C’est là votre limite, c’est là le piège dans lequel vous vous êtes englués. Oui, vous êtes des êtres de cœur mais vous l’avez fait passer sous les fourches caudines de l’économique à l’instar de vos rivaux politiques. C’est là que l’imagination et la lucidité vous ont fait défaut. Vous vous êtes laissés prendre au piège du “qui va payer ?”. « Quand on a un marteau dans la tête, disait Maslow, on a tendance à voir tous les problèmes en forme de clou. » Ainsi n’avez-vous pas vu, et ne voyez toujours pas d’ailleurs, d’autre option que celle de la croissance pour financer une politique sociale généreuse. Alors je vous reproche, à vous la gauche, d’avoir plus que jamais abandonné le privilège de la création monétaire aux banques privées. Pourquoi n’avez-vous pas expliqué aux Français que l’argent moderne se crée de rien, qu’il est le sang nourricier du corps de l’humanité et qu’à ce titre il est impensable d’en laisser la création à un organe qui ne peut avoir pour objectif que servir ses intérêts propres. Pourquoi n’avez-vous pas été les porteurs de l’idée que la réappropriation de ce privilège par les peuples démocratiquement représentés leur donnerait le véritable pouvoir de s’assumer eux-mêmes. Vous ne pouviez le faire car pour la plupart d’entre vous vous ne le saviez pas ou ne le vouliez pas. Je vous le reproche en raison des responsabilités que vous aviez à assumer.

Vous voici de nouveau dans l’opposition, une opposition sans doute impuissante si elle se borne à s’exprimer dans l’hémicycle puisque la droite y détient la majorité absolue. Mais qu’importe, de la manière dont le pouvoir est exercé depuis 20 ans, cela revient au même, qu’il soit exercé par l’un ou par l’autre.

Alors je vous interpelle Monsieur le Député ; vous avez 5 ans avec vos amis pour parler un autre langage, pour réinventer la gauche, pour être une source d’inspiration où les êtres humains, quelle que soit leur sensibilité politique aujourd’hui se retrouveront, parce qu’ils sentiront le frisson de la Vie. Cela demandera du courage, car vous allez devoir vous présenter en homme fragile plutôt qu’en politicien qui a toujours les réponses et qui sait toujours mieux que tout le monde ce qu’il convient de faire. L’humanité est en train d’écrire une page cruciale de son histoire. Selon les choix qu’elle va faire elle va mourir ou vivre ; car si l’AVOIR a permis la survie dans le contexte historique du manque, il condamne à mourir dans le contexte d’abondance que nous connaissons. Nos habitudes de confort, notre attachement à “nos acquis” qui ne sont qu’illusion, la sacro-sainte défense de nos intérêts qui ne sont que nourriture d’égocentrismes nationalistes doivent faire place à la vision d’un monde où chacun a sa place, dans la valorisation de la richesse de nos différences. L’AVOIR DOIT SE METTRE AU SERVICE DE L’ÊTRE et l’être c’est d’abord la vision de qui nous sommes et de ce que nous voulons vraiment, pour une humanité sans frontière en connexion avec celle qui nous porte et nous nourrit depuis tant de temps en dépit des souffrances que nous lui faisons subir, la Terre.

Je ne voudrais pas toutefois terminer cette lettre sans vous remercier. Vos trahisons, vos contradictions, votre incohérence m’ont permis de mettre les miennes en lumière. Encore une fois, ce n’est pas l’homme que j’accable, c’est ce à quoi vous et moi nous nous réduisons si souvent par peur d’être confrontés à l’immensité de qui nous sommes. Vous savez fort bien que l’argent, du moins je l’espère, n’est pas le problème ; si nous choisissons de privilégier l’expression de l’ÊTRE, nos connaissances, notre technologie, notre industrie notre commerce et notre finance deviendront ses serviteurs naturels. Les systèmes reflètent les consciences, pas l’inverse.

Il n’y a qu’un choix fondamental à faire, une conviction à avoir, une passion à faire partager : ÊTRE, c’est à dire oser entrer en confiance dans notre dimension d’être humain aimant au lieu de nous contenter de celle d’animal pensant gouverné par ses peurs de perdre sa pitance.

Monsieur de Député, vous et vos amis de la gauche, faites nous vibrer, soyez source d’inspiration, soyez le prétexte à révéler le meilleur en chacun d’entre nous. C’est ce que j’attends de vous, parce que c’est ce que j’attends de moi-même.

En vous souhaitant d’y parvenir, je vous prie de croire, Monsieur le Député, que je vous suivrai sur cette voie sans réserve.

Philippe Derudder.