Croissance, productivité : concepts dépassés ?


par  J. GADREY
Mise en ligne : 10 décembre 2006

Si la revue Politis a des difficultés, c’est peut-être, entre autres raisons, parce qu’elle ose publier des réflexions qui, bien que pleines de bon sens, ne sont pas parfaitement conformes à la pensée unique, dans le domaine économique par exemple. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à lui faire de la publicité, et tout à fait gratuite, en citant un de ses articles de septembre, dans lequel Jean Gadrey apporte de l’eau à notre moulin quand nous suggérons qu’il faut renoncer à baser le revenu sur le travail :

Les économistes commencent timidement à envisager l’existence de limites écologiques à la croissance. Pour la majorité d’entre eux, il s’agit de rechercher les voies d’une croissance plus “durable”, mais “riche en emplois”. Question importante, controversée, mais qui en évacue une autre, en amont : les concepts de base de ces raisonnements sont-ils toujours pertinents pour penser les trajectoires futures ?

La croissance économique d’un pays c’est, en gros, l’augmentation, année après année, des quantités de biens ou de services produits dans ce pays. On peut l’obtenir de deux façons (qui souvent se combinent) :
 en augmentant le volume (les heures) de travail pour un même niveau d’efficacité dans la production,
 ou en produisant plus de quantités par heure de travail.

C’est cette seconde voie, celle des gains de productivité du travail (les plus importants sont liés à des technologies de mécanisation ou d’automatisation du travail), qui explique l’essentiel de la croissance depuis la révolution industrielle.

Quant au volume de travail, il progresse quand la croissance est supérieure aux gains de productivité, il régresse sinon.

Ce raisonnement est impeccable tant que les évolutions de la production consistent à produire toujours plus des mêmes choses : plus de quintaux de blé et de baguettes de pain, plus de kilomètres de routes, de mètres carrés de logements, de téléviseurs et de voitures, de communications téléphoniques, de gestion de comptes courants, de tri du courrier, etc.

La période des “Trente Glorieuses” a, certes, connu des variations de la qualité des biens industriels et des services, mais l’essentiel de la croissance était alors quantitative, et les gains de productivité étaient obtenus par la « substitution du capital technique au travail ». Au prix d’une autre croissance dont on ne se souciait guère, celle des quantités de ressources naturelles (dont l’énergie) incorporées dans cette production en perpétuelle expansion, et celle des pollutions associées.

Tout cela n’a pas disparu, mais, depuis une trentaine d’années, la sphère des activités dont la rationalisation est du type “fordiste” précédant s’est considérablement rétrécie. Les emplois se créent exclusivement dans les services (qui représentent près de 75 % de l’emploi total en France, contre 43 % en 1965 !), et, parmi eux, les seuls secteurs qui ajoutent encore régulièrement des emplois, compensant (en partie) les pertes ailleurs, sont des services non, ou peu, industrialisables : services aux personnes âgées dépendantes et à la petite enfance, services d’éducation, de santé et d’action sociale, services de proximité associatifs (culture, loisirs, environnement...) et des collectivités locales, mais aussi services de conseil et d’assistance aux entreprises et aux administrations, etc.

La notion de “gains de productivité sources de croissance” (produire autant avec moins de travail) est largement dépourvue de sens dans ces secteurs moteurs de l’emploi : que veut dire une réduction du temps de travail exigé pour des soins aux personnes et aux enfants ou pour des conseils aux organisations sinon, dans la plupart des cas, une réduction de la qualité de ces soins et de ces conseils ? Dans ces activités, le temps de la relation, et la richesse de son contenu qualitatif, sont au cœur même du “produit” attendu !

Des gains de qualité et d’efficacité sont possibles dans ces activités “relationnelles”, mais ils échappent aux mesures de productivité et de croissance parce que ces concepts “fordistes” n’ont pas été pensés pour cela. Il faut alors recourir à des évaluations multicritères des “performances”.

Ainsi, non seulement les concepts majeurs de l’analyse économique font-ils l’impasse sur la “consommation productive” des ressources naturelles et sur les pollutions associées, mais ils semblent de moins en moins adaptés pour penser l’avenir de l’emploi dans une économie où les services relationnels prennent un poids croissant.

Il faudrait mettre à la place des évaluations démocratiques de l’utilité sociale et écologique des activités et des emplois. Les économistes y perdraient le monopole de l’analyse de l’emploi, qu’ils détiennent abusivement aujourd’hui. Mais on verrait probablement qu’il ne faut pas moins de travail, mais plus, et de meilleure qualité, pour répondre à des besoins justifiés et plus “soutenables”. Un chiffre : pour atteindre le même “taux d’emploi”, par rapport à la population en âge de travailler, que la Suède dans les services relationnels de proximité, nous devrions créer trois millions d’emplois, majoritairement publics et associatifs…