Flexibilité, mais pour quelle sécurité ?
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Mise en ligne : 9 décembre 2006
Dans le numéro 435 de Res Publica, Michel Onfray a écrit que « la flexibilité était nécessaire au monde de l’entreprise si on l’assortit à la sécurité du travail, de l’emploi, des salaires ».
Ce point de vue me paraît relever d’une vision contradictoire de la réalité. Ainsi que l’expérience nous le prouve, flexibilité a de la peine à rimer avec sécurité. L’entreprise qui, par nécessité dans ce monde soumis à la rentabilité et à la concurrence, joue de la flexibilité n’a pas pour vocation de stabiliser le marché du travail, de garantir un emploi pour tous et de fournir des salaires à ceux qui ont perdu leur emploi.
J’aurais beaucoup mieux saisi sa pensée (sans doute inconsciemment imprégnée des discours officiels) si Michel Onfray avait remplacé « sécurité du travail, de l’emploi, des salaires » par « sécurité du revenu ». En raison de l’irruption des nouvelles technologies, le problème de l’emploi ne sera plus jamais résolu : par voie de conséquence, en même temps que la notion de travail perdra de sa valeur, les salaires seront de moins en moins présents dans la richesse nationale. Ils ne représenteront bientôt plus que la moitié de celle-ci, le capital s’employant à accaparer la seconde moitié !
Supposons un instant que chacun reçoive, du berceau à la sépulture, un revenu garanti par la richesse créée par notre génération et, ne l’oublions pas, par toutes celles qui l’ont précédée, revenu distribué indépendamment du travail fourni et selon d’autres référents à définir : il reviendrait à des instances démocratiques placées sous l’autorité du Parlement de répartir les différents temps de vie : temps d’éducation, temps de formation et de travail, temps libéré …
Soyons clairs. Malgré les efforts déployés depuis une trentaine d’années par tous ceux qui sont en mesure de peser sur le monde du travail, il faudra bien un jour s’interroger sur la façon de rompre le lien qui unit travail et revenu. Les désordres sociaux de plus en plus graves que nous déplorons actuellement sont la preuve aveuglante que l’absence de travail, et donc de revenu, chez quelques millions d’individus définitivement précarisés, entraîne nos sociétés vers le chaos.
Utopique cette rupture du lien qui unit présentement travail et revenu ? C’est oublier que Marx l’avait prévue dès le milieu du XIXème siècle [1] ! Dans ses Principes qui datent de 1857 à 1859, mais qui n’ont paru qu’en 1953 sous le titre Grundrisse, Marx écrit notamment ceci : « À mesure que la grande industrie se développe, la création de la richesse vraie dépend moins du temps et de la quantité de travail employée que de l’action des facteurs mis en mouvement au cours du travail dont la puissante efficacité est sans commune mesure avec le temps de travail immédiat que coûte cette production … » puis il tire de ce constat une conclusion d’une portée incalculable : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ».
Vous avez bien lu : distribution des revenus et non échange travail-revenu.
Nous sommes à la croisée des chemins. Faut-il, prioritairement, sauver l’entreprise et ses produits surabondants en y introduisant de plus en plus de flexibilité, ou sauver l’individu en lui accordant le droit de vivre décemment ?
Le capitalisme actionnarial, qui régit présentement nos sociétés d’opulence, provoque une concentration des capitaux et des richesses chez une infime minorité de la population. Professions libérales, classes moyennes et retraités ne relèvent la tête que de façon sporadique puisqu’à longueur de journée les medias leur rappellent que libéralisme rime avec liberté. Si le dynamisme de l’économie de marché n’est plus à démontrer, la réalité nous amène à constater que son dysfonctionnement devient de plus en plus meurtrier.
La solution ? Elle sera faussée si elle est dictée par la “révolte des gueux”. Elle aura une chance d’apparaître si un certain nombre d’intelligences qui refusent le discours ambiant se mettent à penser et à parler avec vigilance et en toute indépendance. Les écrits de M. Onfray témoignent de ces deux qualités que j’apprécie au plus haut point.
[1] Nous devons la révélation qui suit à André Gorz.