La culture américaine en question
par
Publication : novembre 2002
Mise en ligne : 2 décembre 2006
On juge de la valeur essentielle d’une société à son rayonnement intellectuel, spirituel et artistique.
George Steiner.
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Un sondage, effectué auprès des Français et révélé le 11 septembre 2002, fait apparaître que l’image des États-Unis s’est fortement dégradée en l’espace d’une année et que l’élan de sympathie s’est évanoui. Les Français voient en l’Amérique une puissance riche et impérialiste, attachée à défendre ses intérêts. Cet agacement est d’autant plus sensible que la domination culturelle américaine est vécue de façon très négative dans certains domaines, notamment ceux du cinéma, de la télévision et même de la cuisine, et qu’elle est jugée trop envahissante. Chacun se souvient du tollé qui a accompagné les paroles, désormais historiques, de J.M. Messier : « L’exception française est morte ». Sous-entendu : vive la culture américaine !
Loin de moi l’idée de réintroduire dans ces colonnes le débat (beaucoup plus général) qui oppose les “pro” et les “anti” américains. Chacun connaît les données de la réalité de cette grande nation : un peuple d’une générosité certaine, un pays dont la pluralité et la diversité s’appuient sur une longue tradition démocratique, un optimisme et un dynamisme à toute épreuve d’une grande partie de la population, une culture du travail qui va de pair avec un culte de la consommation, mais aussi des zones d’ombre telles que fanatisme religieux, chômage (25 à 30 millions d’américains souffrent, à un moment ou à un autre, de l’absence d’emploi) et délinquance (sans logis, chômeurs, drogués, sidéens… envahissent des quartiers entiers des grandes villes) ainsi qu’une tradition impériale qui fait fi de la volonté de certains États de préserver la planète (les États-Unis en sont, on le sait, les premiers pollueurs) et de mettre en place des institutions internationales démocratiques - quel dirigeant européen a envie d’engager un bras de fer avec le département du Trésor américain ? Après avoir vu le film de Michaël Moore “Bowling for Colombine”, j’ajouterai à ce descriptif une culture de la violence, alliée au culte des armes à feu, qui laisse entrevoir à la fois nostalgie et angoisse au souvenir de la conquête du Far-West.
Ces données étant rappelées, libre à chacun de se forger son opinion et d’appliquer son diagnostic à l’état de santé du géant américain.
Même s’il est difficile de fractionner les éléments d’analyse, je resterais volontiers sur le seul terrain de la culture américaine et, d’emblée, les questions fusent : avons-nous quelques raisons de résister à l’introduction de la culture américaine dans nos pays occidentaux ? Si oui, ne perdons-nous pas le bénéfice de “l’impureté”, à savoir du brassage des cultures ? N’avons-nous pas une idée trop parfaite de notre propre culture ? Ce qui amène une autre interrogation : quelles raisons avons-nous de considérer que la culture américaine est inférieure à la nôtre ?
Tout en se défendant d’apporter une réponse nette et définitive à ces deux dernières questions, l’essayiste et philosophe George Steiner nous en livre un éclairage inattendu et passionnant à l’occasion d’un colloque consacré à “La culture en Amérique” et tenu à New-York en 1981. Que le lecteur me pardonne les nombreuses citations qui vont suivre, mais la crédibilité de la démonstration est à ce prix. Encore n’allons-nous pas entrer dans le détail des nombreux exemples qui émaillent les propos du philosophe.
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Dès le début de son intervention, George Steiner anticipe sur la conclusion qu’il tirera de ses observations : « les pères et les premiers organisateurs de la vie culturelle américaine, dans l’éducation, dans les arts, dans les sciences pures et appliquées, ont été des Européens ». La « culture américaine est une ramification de l’agrégat classico-chrétien de la civilisation ». Des preuves ? « Il n’y a aucun métaphysicien américain, aucun penseur de l’être, aucun chercheur du sens… Après avoir été de caractère essentiellement provincial, la musique américaine du XXème siècle n’a pas de noms à mettre à côté de ceux de Stravinski, Bartok, Prokofiev ou Chostakovitch… mais il y a la gloire et le génie absolument américains du jazz [1]. En mathématiques, le travail de premier plan a bien souvent été réalisé en Amérique par des mathématiciens et des penseurs mathématiques d’origine et de formation étrangères ». Ce n’est pas par hasard que George Steiner met l’accent, d’entrée de jeu, sur la triade métaphysique-musique-mathématiques pures car « depuis Pythagore et Platon, elle cristallise le singulier penchant de la sensibilité occidentale à l’abstraction, au jeu de l’esprit entièrement désintéressé, non-utilitaire, non-productif (en quelque sens littéral que ce soit) ».
Dans d’autres domaines, le bilan est aussi saisissant. « Ce qui semble douteux, poursuit Steiner, c’est qu’un peintre moderne américain apparaisse doué d’une stature, d’une force novatrice ou recréatrice comparable à celle de Marcel Duchamp, Braque, Kandinsky ou Picasso. Il se pourrait bien que, dans les beaux-arts et les arts appliqués, il n’y ait que deux domaines où les réalisations américaines, à ce jour, témoignent sans ambiguïté d’un génie novateur. Ce sont l’architecture et ses liens évidents avec la technologie et le génie, et la danse moderne [2]. Enfin, c’est en anglais... qu’écrivent les auteurs américains. Cette banalité peut rendre bien difficile, sinon illégitime, la question de l’américanité de la littérature américaine. Les sommets ne sont pas américains : ils se nomment Thomas Mann, Kafka, Joyce, Proust ».
Bien entendu, nous avons hâte de connaître l’explication de ce constat, plutôt accablant pour le peuple américain. L’éclairage apporté par le philosophe est pour le moins inattendu. « La grande masse des émigrés n’étaient pas des pionniers. C’étaient des fugitifs, les traqués de l’histoire russe et européenne... des êtres humains très ordinaires qui n’en pouvaient plus. Les exceptions sont les Puritains de Nouvelle Angleterre au XVIIème siècle et les réfugiés juifs des années trente et quarante. Les persécutions nazies et fascistes... ont conduit en Amérique ce qui est sans doute la communauté intellectuellement la plus douée depuis l’Athènes du Vème siècle et la Florence de la Renaissance... Sans l’arrivée de l’intelligentsia juive, sans le génie de Léningrad, de Prague, de Budapest, de Vienne et de Francfort dans la culture américaine des décennies passées, que reste-t-il ? » Maintenant qu’est arrêté « l’exode des cerveaux, les broussailles vivaces de la médiocrité et du provincial mordent déjà sur les défrichages inspirés des années quarante et cinquante ». Et la conclusion tombe comme un couperet : « Voici donc ma conjecture : l’appareil dominant de la grande culture américaine est celui de la conservation. Les institutions d’apprentissage et des arts constituent les grandes archives, l’inventaire, le catalogue, le dépôt, le débarras de la civilisation occidentale. Avec une énergie et une munificence sans précédent, l’Amérique est l’Alexandrie... de la pensée et des arts que fut l’Europe et qu’elle peut être encore. Si nous avons affaire non pas à une culture jeune qui n’a pas encore trouvé ses propres forces de vie, mais à une culture ancienne, à une culture du musée, il s’ensuit sans doute que, tout au moins dans certains domaines cardinaux, l’Amérique ne saurait peut-être produire aisément des contributions de premier ordre ». Et, dans une ultime conclusion, George Steiner nous entraîne dans des eaux qui nous sont familières. « L’attachement américain à un système de valeur existentiel, ouvertement économique, est sans précédent. L’adoption, à l’échelle d’un continent, d’une eschatologie de la réussite monétaire et matérielle représente une rupture radicale par rapport à la typologie du sens social de Périclès et de Florence. L’impératif central et catégorique que gagner de l’argent n’est pas seulement la manière coutumière et socialement la plus utile qu’a un homme de vivre sa vie sur terre (impératif dont il existe certainement un précédent dans l’ethos mercantile et pré-capitaliste européen) est une chose. La conviction éloquente que gagner de l’argent est aussi la chose la plus intéressante qu’on puisse faire en est une tout autre. Et c’est précisément cette conviction-ci qui est singulièrement américaine ».
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Comment ne pas être ébranlé par cette analyse magistrale de George Steiner ? Comment, dès lors, ne pas s’attacher à préserver des valeurs culturelles forgées depuis des millénaires par l’Europe et le Proche-Orient, en vertu du constat que c’est « l’imposition par le haut de rêves et d’idéaux arbitraires qui ont rendu possibles les hauts lieux et les grands moments de la civilisation » ?
Si nous admettons que, dans le domaine de l’esprit, le tronc de l’arbre est européen et que quelques branches “non cardinales” sont américaines, alors nous devons être attentifs à l’irruption de cette culture “seconde”, d’autant plus inquiétante qu’à l’extérieur la prépondérance économique de ce pays se révèle de plus en plus conquérante et qu’à l’intérieur réapparaissent et s’amplifient des pratiques funestes qui rappellent la triste époque du Far-West.
[1] Curieuse réserve de George Steiner qui oublie tout ce que le jazz doit à l’Afrique. Quant au cinéma américain dont il ne parle pas
(mais peut-être le considère-t-il comme un art mineur)
il doit beaucoup à des réalisateurs européens immigrés tels Emst Lubitsch ou Charlie Chaplin
— ce dernier accusé fréquemment de “turpitude morale”.
[2] Soulignons toutefois que la danse moderne a trouvé son éclosion, dans le même temps, en Amérique et en Allemagne, sans que l’on puisse déceler de lien entre les deux pays.