Bilan de nos efforts communs - 1ère partie


par  J. DUBOIN
Publication : janvier 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006

  Sommaire  

Le Mouvement Français pour l’Abondance a maintenant 35 ans ; mais, de son existence active, retranchez les 5 années de la deuxième guerre mondiale et de l’occupation, son organe « La Grande Relève » s’étant sabordé. Restent 30 ans d’une propagande aussi active que possible. Quand on constate pourtant le silence sur l’Economie Distributive qu’observent quotidiens, radio, télévision, partis politiques, n’est-on pas fondé à se demander si notre apostolat a porté des fruits ? Reportons nous donc à l’origine die notre campagne.

On oublie souvent que si la première guerre mondiale (14-18) fut désastreuse pour les belligérants, c’est en France qu’elle accumula le plus de ruines. Dix de nos plus riches départements avaient servi de champ de bataille à toutes lies artilleries de la planète. Certains villages avaient même disparu. Nos « experts » annoncèrent qu’un siècle serait nécessaire pour reconstruire nos régions libérées. Ils oubliaient que la guerre accélère les progrès techniques par la seule raison que l’Etat, ne lésinant plus sur les dépenses d’utilité publique, fabrique instantanément tous les crédits dont les armées ont besoin pour bouter l’occupant hors du territoire. C’est si vrai que 10 années après l’armistice, l’économie des belligérants était non seulement remise yen état, mais que la plus grande crise économique de tous les temps éclatait subitement. Bien entendu aucun « expert » ne l’avait prévue. Mais dans les nouveaux traités d’économie politique, elle porte un nom : c’est la crise mondiale des années 30.

Elle débuta par un coup de tonnerre : la Bourse de New York s’effondra littéralement la fortune mobilière des Américains se trouva d’un seul coup largement amputée. Répercussion sur tous les marchés financiers. I1 s’agissait bien d’une crise, mais hors série, dont personne ne pouvait soupçonner l’étendue ni la durée. On n’entend plus que lamentations : les producteurs se plaignent d’avoir produit beaucoup plus qu’ils ne pouvaient vendre, les consommateurs de rie plus pouvoir acheter ce dont ils avaient le plus impérieusement besoin. Accumulation d’énormes stocks encombrant marchés, magasins,, entrepôts. D’où cascades de liquidations forcées entraînant faillites et banqueroutes ’en chaîne. Ruée sur les banques, acculant les Etats-Unis à un moratoire de toutes les dettes. A Paris, un de nos grands établissements de crédit fermait ses guichets si le gouvernement n’était accouru le renflouer avec l’argent des contribuables. Le chômage prend des proportions inconnues. A Genève, le Bureau International du Travail recense 33 millions de chômeurs lamentablement secourus et avoue qu’il en existe des dizaines de milliers d’autres pas secourus du tout. Beaucoup de chômeurs ayant femme et enfants, c’est plus die 100 millions d’êtres humains plongés dans la plus absurde des détresses, car n’est-il pas paradoxal que la misère grandisse dans le temps que les richesses s’accumulent ?

 

A l’intérieur des nations, le climat social s’envenime et devient dramatique. La grande presse relate les déclarations du bourgmestre de Hambourg au célèbre économiste italien G. Ferrero. On y lit « Pendant toute la guerre 14-18 j’ai été chargé de répartir les vivres disponibles parmi la population de ce grand port de mer. Tâche très pénible parce que ces vivres étaient en quantité insuffisante même pour une consommation réduite. Mais ma fonction est encore bien plus pénible aujourd’hui ! Dans cette ville les magasins regorgent de charbon, de farine, de viande, de café, de sucre, de lits, de draps, de couvertures qu’on ne trouve pas à vendre ; il y a des milliers de chambres vides qui attendent en vain un locataire. Et il y a des milliers d’hommes et de femmes sans toit, affamés, qui vont grelotter cet hiver... et je ne puis rien faire pour eux... »

Alors réfléchissons : n’est-ce pas l’image vivante de la misère dans l’abondance ?

Cependant l’agitation s’aggrave. Aux EtatsUnis des cortèges de chômeurs marchent sur Washington où le « bon Président Roosevelt » les fait copieusement matraquer. Mais les agriculteurs obtiennent satisfaction : l’Etat achètera désormais leurs « surplus » invendables. Bien mieux, il indemnisera (il le fait encore) les agriculteurs consentant à remettre en friche une partie, de leurs terres. Que fait-il de ces « surplus » alimentaires auxquels se joignent bientôt les « surplus » industriels ? Il les enterre tous pour constituer des « stocks stratégiques ». On sait que les Américains tremblent de voir leur immense continent investi, peut-être conquis... Et’ pourtant le Congrès de cette grande nation « qui bat tous les records de la prospérité » (J.-J. Servan-Schreiber dixit), n’a pas encore voté la loi sur la pauvreté qu’attendent 32 millions d’Américains économiquement faibles. Le bon de l’histoire c’est que, depuis quelques jours, c’est toute la nation américaine qui est condamnée à « l’austérité ! » Histoire de rétablir sa balance des paiements ! » (sic).

En Europe les manifestations deviennent violentes : les agriculteurs réclament aussi que l’Etat achète leurs « surplus ’ », les chômeurs, un « emploi » seul moyen pour eux de ne pas mourir de faim. Mais le gouvernement fait la sourde oreille. Endoctriné par les économistes classiques, il est persuadé que ce n’est qu’un mauvais moment à passer : les crises économiques ne disparaissent- elles, pas toujours « naturellement » ?

Mais voici qu’un beau jour les quotidiens annoncent que les événements prennent un tour nouveau. Les agriculteurs en sont réduits à détruire tout ce qu’ils ne peuvent plus écouler sur les marchés. Dans le midi les vignerons écoulent des milliers d’hectolitres de vin dans les rivières, ailleurs des agriculteurs écoulent des milliers d’hectolitres de lait dans les égouts ; ailleurs encore ils arrosent de mazout des céréales, des fruits, des tomates, des choux-fleurs, des melons, des monceaux de pommes de terre, puis y mettent le feu.

 

C’est à ce moment que quelques amis et moi, consternés de la quasi-indifférence du public, décident de tenter de le rappeler à la raison. - Comment ? - En créant un mouvement d’opinion qui s’appellerait le M.F.A. Mais, au préalable, ne convenait-il pas d’alerter nos compatriotes afin de recruter des camarades de bonne volonté ? C’était dans mes moyens, car, au cours d’une courte carrière politique, j’avais entretenu des rapports cordiaux avec les dirigeants des grands quotidiens. Ils accueillirent aimablement une soixantaine d’articles que j’écrivis dans « Le Journal », puis dans « L’Oeuvre » : On ne se doute pas de l’influence qu’exerçait la presse sous la Ille République. Un article paru le matin, en première page et à la place ordinaire de l’éditorial, éveillait infailliblement l’attention du lecteur ; et si celui- ci était prévenu qu’il pourrait en discuter le soir même en réunion publique, on était sûr de refuser du monde dans la grande salle Wagram et son sous-sol, ou même dans le grand amphithéatre de la Sorbonne, L’affluence s’expliquait aussi par la notoriété des personnalités qui acceptaient de prendre la parole. Un soir c’était le grand savant Paul Langevin, un autre soir le célèbre humaniste jean Rostand, puis le Révérend Père Riquet, Albert Bayet, l’éminent professeur Robert Mossé de la Faculté de Droit de Grenoble, Robert Buron, Albert Ducroq et bien d’autres.

Si je me complais à rappeler ces souvenirs, c’est pour insister sur la compréhension du public, car le sujet ne le rebutait pas. Des malveillants insinuaient que je me présentais en nouveau Platon désireux de refaire sa République. Simple ineptie. Mon langage était celui du simple bon sens et aussi direct que possible : Ignorez vous que des machines toujours plus puissantes travaillent plus vite que nous et produisent bien davantage ? - Non ! alors renseignez-vous pour savoir si ces machines consomment ce qu’elles produisent ? - Non ! Il est donc absurde de détruire ce qu’elles produisent au lieu de le consommer à leur place. Tombent-elles du ciel ces machines ou est-ce nous qui les construisons ? Suivait l’exposé succinct de Ia manière dont notre système économique et social s’était lentement édifié dans la rareté de tous les biens, mais pour la vaincre ! Or c’était chose faite tous les efforts accomplis par les chercheurs au cours de tous les siècles passés, venant subitement d’être couronnés de succès. Les hommes du XXe siècle en sont ainsi lies heureux bénéficiaires. Est-ce une raison pour s’arracher les cheveux et se comporter de façon à faire rougir les singes ? Oui les singes, aucun orang-outang n’ayant jamais détruit des noix de coco pour en priver ses congénères.

Que ces conférences eussent du succès en voici la preuve. Lisez dans le « Dictionnaire des Sciences Economiques, » les deux pages qu’Alfred Sauvy consacre à critiquer nos thèses ; vous y trouvez cet aveu : Ces théories ont eu une grande influence sur les . esprits, influence diffuse et souvent inconsciente. » Voilà qui est aimable pour ses contemporains, n’est-il pas vrai ?

 

Quoi qu’il en soit, le M.F.A. était créé et sa campagne débuta immédiatement. Jean Maillot et moi firent une bonne cinquantaine de conférences à Paris. Seul, j’en fis peut-être davantage encore en province et à l’étranger où l’on m’invitait : en Belgique, ’en Hollande, en Suisse, en Algérie, au Maroc. Je fus entendu dans les deux branches de la franc-maçonnerie ; dans deux congrégations où m’avait introduit mon ami Renaud, alors curé de Saint-Charles-de-Monceau. Je fis encore le siège de tous les partis politiques dits de gauche, y compris donc-le parti communiste. Avec celui-là j’eus deux rencontres : la première organisée par un camarade de guerre et collègue au Parlement, mon ami Vaillant-Couturier. Il connaissait si bien la question qu’il fit lui-même la conférence et avec quel talent ! Il expliqua que l’U.R.S.S : une fois rattrapé son retard technique sur les nations capitalistes, instituerait l’Economie distributive comme la seule assurant à tous le plein épanouissement de la culture. Il fut très applaudi. La seconde rencontre fut un peu différente ; elle eut lieu trois années plus tard et Vaillant-Couturier n’était plus de ce monde.. C’était dans une immense salle froide où j’étais, seul, en face d’au moins 500 camarades conscients et encore mieux organisés. En effet, j’avais à peine ouvert la bouche, qu’ils entonnaient l’Internationale qu’ils reprenaient infatigablement. Je pris le parti de battre la mesure, tout en tâchant de faire observer toutes les nuances d’un chant large et profond.

Mes camarades du M.F.A. ont constamment secondé ces efforts. Ils créèrent des sections dont celle de Saint-Nazaire est le modèle. Pastor fonda à Marseille les G.S.E.D. (Groupes de Syndiqués pour l’Economie Distributive) qui publient régulièrement « L’Intersyndicaliste ». Notre camarade démontre, mathématiquement, l’exactitude des thèses de l’Abondance. Il prouve de la même manière que la hausse du salaire n’augmentera bientôt plus le pouvoir d’achat du salarié, du fait que les charges fiscales, en particulier celles de la Sécurité Sociale, grèvent trop lourdement et arbitrairement les salaires.

Rappelons que Jean Nocher, Cibot, Charpentier, fondèrent le groupe des JEUNES. Ils avaient prévu que la génération qui monte serait fatalement sacrifiée. Pour vivre, un jeune doit posséder un « emploi ». Or le progrès technique ne consiste-t-il pas à supprimer des « emplois » ?. Sans doute en crée-t-on quelques-uns, mais pour les jeunes ayant pu acquérir les plus récentes connaissances scientifiques. A cet égard notre enseignement supérieur n’est-il pas scandaleusement hors de course ?

Enfin « La Grande Relève » poursuivait inlassablement sa carrière et finit par réunir la belle équipe que voici : Mmes Curie et Silvy, les camarades G. Albert, H. Blanchet, P. Buguet, F. Cibot, M. Dubois, M. Dieudonné, J. Godeau, H. Gonderlier, A. Laplanche, C. Lorriant, P. Montreux, G. Steydlé, J.-M. Vernière, A. Vexliard. Le but de ces camarades aussi dévoués que bénévoles ? Développer inlassablement les arguments capables de faire saisir au lecteur, le sens de la transformation économique devenue inévitable, et dont il sera l’heureux bénéficiaire.

Hélas ! les événements se précipitant nous gagnèrent de vitesse, et la France, dès 1935, cédait à la pression des groupements qui profitèrent de la rareté. La Chambre des Députés, à la majorité moins deux voix, autorisait le gouvernement à prendre d’urgence des décrets-lois pour détruire les récoltes « excédentaires », et s’opposer « légalement » aux intolérables progrès de l’Abondance. Le Sénat observa le silence : aucune objection ne vint de son côté.

En conséquence : il fut prescrit d’arracher des dizaines de milliers de pieds de vigne ; d’interdire l’agrandissement des vignobles ; de distiller des millions d’hectolitres de vin, de réduire de quelques milliers d’hectares la culture du blé et de dénaturer des millions de quintaux de cette céréale.

De plus, on supprimait les Offices agricoles coupables : « d’avoir permis à l’agriculteur de réaliser de trop profondes améliorations techniques et de porter sa production à un niveau élevé » (sic).

Enfin il était ouvert un concours pour le meilleur moyen de rendre le blé impropre à la nourriture des hommes et des animaux. Je n’invente rien, ce sont les propres termes du décret-loi qui parut au « Journal officiel » du 27 septembre 1938, page 11.307, En même temps, l’ordre était d’abattre 150.000 bovins « présumés tuberculeux » (sic).

Contre les méfaits de l’abondance, en matière industrielle, il était interdit de créer une nouvelle usine pour fabriquer des chaussures, ni même d’ouvrir un nouveau magasin. On réduisait les trains de voyageurs, on supprimait des rames du métro, et l’on envoyait quelques millions de broches à la ferraille.

Toutes ces mesures furent prises au cours de la crise mondiale des années 30. Ces errements continuèrent sous les IVe et Ve République, mais sous le nom d’assainissement des marchés. Celui- ci ne fut interrompu que pendant la deuxième guerre mondiale et l’occupation, l’ennemi se chargeant lui-même, à titre gracieux, de faire le vide sur nos marchés. Nos « excédents » furent alors expédiés outre-Rhin où ils furent favorablement accueillis.

Et jamais nos économistes officiels n’élevèrent la plus petite protestation contre ces « assainissements » qui, dans les plus vieux traités d’économie politique sont pourtant flétris sous le nom de « malthusianisme ».

Mais, répétons-le, c’est qu’aux yeux de nos Messieurs, toutes les crises économiques, depuis le 19e siècle, sont provoquées par la surproduction ; la crise des années 30 n’était donc en fait qu’une crise de surproduction « généralisée » (sic).

Mais, ô économistes de mon coeur, comment l’Abondance pourrait-elle faire son entrée dans le monde, autrement que sous forme d’une « surproduction généralisée ? » Attendiez-vous des sonneries de cloches, des salves de coups de canon ?

(à suivre)


P.S. J’ai reçu de beaucoup de camarades et de lecteurs des souhaits de bonne année, accompagnés très souvent d’encouragements bien précieux. Je tiens à dire combien j’y ai été sensible. En m’excusant de ne pouvoir répondre à chacun, j’adresse à mon tour, à tous, mes voeux : santé, bonheur... et le moins de tracas possible.


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